Michel Santi.

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SOCIéTé - Géopolitique orientale

L’incroyable jeunesse d’un financier genevois

4 Juin 2025 | Articles de Une

Un récit passionnant qui constitue aussi un précieux témoignage pour l’histoire. D’origine française mais établi à Genève depuis l’âge de 20 ans, le financier Michel Santi raconte dans «Une jeunesse levantine» (Editions Favre) sept ans de sa vie, de 12 ans à 19 ans, plongé au cœur d’un monde arabe et musulman secoué par les guerres et les révolutions politico-religieuses.

Né à Beyrouth d’un père français, diplomate féru de culture arabe, et d’une mère libanaise, Michel Santi a 12 ans quand il suit son père, qui va divorcer, dans son nouveau poste en Arabie saoudite. Première expérience forte, premier émerveillement pour le jeune garçon qui, quoique chrétien, est invité à faire le pèlerinage à La Mecque par un prince saoudien, Abdallah, qui deviendra le roi trente ans plus tard. Sept jours d’une expérience intense, métaphysique, cosmique: une ouverture du cœur et de l’esprit. «Ce sont des vertiges existentiels mystiques qui me saisissent à mesure de ces sept jours où j’ai eu la sensation d’avoir flotté, bercé par d’émouvants chants religieux. (…) Selon la formule consacrée, j’étais désormais «hadj» pour le restant de mes jours».
Un an plus tard, en avril 1976, Michel Santi décide de retourner chez sa mère, dans un Liban qui a sombré dans une guerre dite «civile», qui oppose en fait, dans un enchevêtrement inextricable et sanguinaire, les chrétiens aux musulmans (sunnites, chiites et druzes) alliés aux miliciens de l’OLP de Yasser Arafat, le tout sous le regard et l’intervention permanente des dirigeants israéliens. A peine rentré de La Mecque, le jeune adolescent s’engage dans une milice chrétienne, comme infirmier, plongeant dans ces contradictions brutales et ces déchirements confessionnels et humains qui composent la réalité du Liban et de toute la région. Michel Santi raconte cette guerre effroyable avec laquelle il prendra assez vite ses distances en choisissant une vie d’ermite, enfermé chez lui avec ses livres et ses interrogations sur le sens de la vie.

Un Afghan nommé Massoud

«Au cœur de ces ténèbres sordides, une brève rencontre sera une parenthèse enchantée, explique-t-il. Une rencontre avec un jeune homme brun. (…) A l’occasion de l’une de mes visites dans l’appartement très bien tenu d’une famille traditionnelle chrétienne, je suis convié à boire un thé avec celui qui se fait appeler Massoud, dont on me dit qu’il fêtera prochainement ses 23 ans. Au fil de quelques conversations avec Massoud – qui parle plus ou moins correctement français et pas du tout arabe -, je comprends qu’il vient de réchapper à une tentative d’assassinat dans son pays – l’Afghanistan – et qu’il est recueilli temporairement par cette famille, sur instruction d’un personnage très haut placé des Forces libanaises (l’organisation chrétienne dirigée par Béchir Gemayel jusqu’à son assassinat). «Mon pays, me confie Massoud, s’appelle le cimetière des empires et je suis là pour vous aider à vaincre les plus fanatiques de mes coreligionnaires musulmans». Le jeune Massoud, bien sûr, deviendra le légendaire commandant Massoud, assassiné par deux comparses de Ben Laden à la veille du 11 septembre.

Déjeuner avec Arafat et Pérès

Pour Michel Santi, c’est bientôt un nouvel exil hors du Liban, à 14 ans, sur les traces de son père muté à Istamboul. Puis, lors d’un bref séjour à Paris, un dîner chez sa cousine Georgina, qui avait fait la gloire du Liban en étant sacrée Miss Univers quelques années plus tôt avant d’épouser un chef palestinien, Abou Hassan, l’organisateur de l’attentat contre les athlètes israéliens aux Jeux olympiques de Munich en 1972, qui sera assassiné ensuite par les Israéliens. Débarquent pour le repas, outre un certain Sandy rebaptisé Iskandar, ami milicien de Michel Santi et ex-compagnon de sa mère, Yasser Arafat et Shimon Pérès… qui ne se parleront pas. Une ambiance très distante, très froide, entre des gens qui se connaissent de longue date, se croisent çà et là, s’affrontent régulièrement, ne s’apprécient pas même s’ils travaillent à un règlement politique. Mais l’éblouissement, pour le jeune Michel Santi, aura lieu le lendemain. De fait, Iskandar lui a demandé de l’accompagner pour rencontrer «un personnage important qui lui plaira». Rendez-vous pour déjeuner dans un petit village, à une heure en voiture de Paris.

Le vieil homme dans la maison vide

«Nous sommes le 17 octobre 1978, se souvient Michel Santi. Notre véhicule arrête sa course devant un pavillon de banlieue, moche, aux volets bleus». On est à Neauphle-le-Château. Devant, une foule compacte de journalistes et de gendarmes. «Nous pénétrons dans une habitation qui nous paraît vide. (…) Adossé à un mur, près d’une cheminée n’ayant visiblement plus servi depuis longtemps, mais qui suinte toujours le goudron et le bistre, un vieux monsieur assis en tailleur mange seul. Il picore une nourriture spartiate dans quelques petites assiettes posées devant lui, à même le tapis, et je note à son annulaire droit une chevalière incrustée d’une pierre qui me semble gigantesque, démesurée. Il nous invite, Iskandar et moi, à nous asseoir à ses côtés pour partager son repas. L’imam Khomeiny et moi ne sommes qu’à quelques centimètres».
Khomeiny est alors engagé dans une lutte à mort avec le Shah d’Iran et prépare un retour triomphal à Téhéran. Il a de la sympathie et même de la tendresse pour le jeune Libanais dont le profil lui plaît: père catholique, mère orthodoxe… «Tu es donc un caméléon? Nous aussi…». Il lui parle dans un arabe parfait, classique. Il connaît parfaitement la situation au Liban, où il envoie régulièrement des émissaires, notamment l’un de ses hommes de confiance, Rafsanjani, qui deviendra président, mais n’éprouve guère de solidarité pour les Palestiniens. «Pour moi, confie-t-il à son jeune visiteur, quelque chose de presque physique me retient lorsqu’il s’agit de serrer la main d’Arafat. La cause palestinienne – qui est séculière – est devenue l’opium du peuple musulman, qui juge tout à travers son miroir déformant. Les despotes arabes instrumentalisent à cœur joie ce dossier palestinien qualifié de cause. Sous le prétexte de combattre Israël, ils asservissent leurs propres peuples et consolident leur tyrannie».
Réaliste, cynique, l’imam Khomeiny entend pourtant utiliser la cause palestinienne «comme facteur majeur de divisions et de discordes entre Arabes, entre Arabes et Juifs, entre Arabes et Américains. Exactement comme ils ont été un poison dans ton pays, pour les Libanais et entre les Libanais».
Le récit de la rencontre fait plus d’une vingtaine de pages, l’ayatollah abordant aussi bien les relations entre chiites et sunnites que l’avenir de toute la région. C’est absolument passionnant! Quand le soir commence à tomber et que Michel Santi doit rentrer chez son frère, l’imam Khomeiny prend pIace dans la voiture. «Il s’adresse à moi pour me faire part de sa décision de nous accompagner afin de visiter un peu Paris car il espère ne pas y rester longtemps».
A peine trois mois plus tard, le 29 janvier 1979, dans l’après-midi, Michel Santi reçoit un téléphone. Un émissaire lui apprend que l’imam Khomeiny va rentrer en Iran le surlendemain et qu’il serait heureux de le revoir pour lui dire au revoir. Deux jours plus tard, à l’aéroport de Roissy, le chef religieux lui explique: «Je rentre en Iran par un avion spécial de votre compagnie aérienne qui a reçu toutes les autorisations pour m’y emmener, avec mes collaborateurs, beaucoup d’Iraniens accourus pour cette occasion très spéciale, et de nombreux journalistes venus du monde entier pour témoigner de cet événement mondial. Accompagne-moi! Je te placerai près de moi et tu pourras rentrer en France par le même avion».
Michel Santi raconte ce voyage de retour, à côté de l’imam Khomeiny qui l’appelle affectueusement «mon petit otage» et lui explique ses convictions et ses projets. Un long récit d’une trentaine de pages éblouissantes, mais parfois terrifiantes et atroces. «Dans tous les cas, lui dit-il, il semble inéluctable que du sang sera versé. Je sais que tu es très jeune, mais je veux néanmoins te dire que mon retour va signifier la mort de beaucoup de gens. Nulle Révolution ne peut avancer sans être implaccable. Il y a des cadavres essentiels à chaque Révolution. Il est tellement plus facile de renverser une démocratie que de renverser une dictature».

 

Robert Habel

Une enfance levantine, par Michel Santi, Préface de Gilles Kepel, Editions Favre.
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