On l’entend à Genève tous les dix ans… mais pas dans les milieux militants.

/

hors champ

Les Martiens sont-ils schizo?

4 Sep 2024 | Articles de Une

Si les Martiens observent la Terre, ils en concluront que nous faisons fausse route; mais s’ils nous écoutent, ils penseront que nous corrigeons le tir. Illusion d’optique ou illusion d’oreille?

La grande affaire de ce début de millénaire – et bonne à rappeler peu après le Premier Août qui est aussi «Emancipation Day» et le 23 août qui est «Journée internationale de (l’abolition de) la traite négrière» – c’est le «décolonial»: on croyait la décolonisation chose faite depuis deux tiers de siècle, et même depuis deux siècles selon les régions. Mais à nouveau, cette sanglante épopée – objet de tant de livres – devient l’objet en or du… cinéma de ceux qui aiment tant en faire.
Les musées sont accusés de vivre de rapines coloniales; les rues et statues de glorifier des tueurs; les manuels scolaires de se voiler la face; tandis que les avocats cherchent des torts à redresser. Pis, on découvre en Terre Sainte des colonies qui n’ont jamais payé leurs dettes et on voit la source de toute prospérité du Nord dans le «néocolonialisme» financier. En soi, la thèse se tient, et elle tient à le faire savoir, mais… tient-elle la route? Si jamais on entend nos manifestants jusqu’à la Planète Mars, les Martiens doivent alors se demander ce qu’est le «décolonial» après la «décolonisation» et qui sont les «populistes» qu’on dit ennemis du «peuple».

L’«esclave» est «slave»

Lesdits Martiens seront encore plus perplexes en confrontant la bande son de Radio Terre avec les archives vidéo de l’Observatoire martien. Sur l’image, ils verraient passer Gengis et Tarik, la Peste et Magdebourg, Waterloo et Verdun, Katyn, Auschwitz et Dresde… bref, le «Sud» n’est pas la seule région du monde à avoir souffert d’oppression, d’exploitation, d’esclavage, de destruction. Et on sait – sans aimer en prendre la mesure – que la conquête coloniale a aussi souvent ruiné que nourri la Métropole: malgré son or à bon marché, l’Espagne s’est trouvée exsangue, et en France, c’est la gauche bien plus que la droite qui poussa à la conquête. En tout cas, cette thèse-ci vaut bien l’autre, disent des textes hors ligne et maint savant hors champ. Quant aux ex-colonies, les plus meurtries jadis ne sont pas ces jours les moins nanties. La clef du succès du Rouanda ou de la Corée, comme de l’échec de l’Algérie ou de l’Argentine, reste bien cachée. Même Régis Debray n’en revient pas de la déconfiture de l’Amérique latine dans laquelle il voyait le monde de demain. Certes, on peut encore radoter, un ou trois siècles après: «C’est tout la faute des Belges ou des Anglais» sinon des Basques, mais les Indiens eux-mêmes haussent les épaules quand ils entendent ces histoires colportées par les héros du danger passé et pis, par «Al-Jazeera».

L’Ukraine est-elle sibérienne?

Que la vérité soit du côté de la thèse ou de l’antithèse, ce qui est suspect, c’est ce soudain retour de blâme contre le Nord alors que l’urgence pourrait plutôt aller à la critique des ex-colonies qui ont tout raté à l’abri de leur rancœur. Car les Etats d’Amérique latine, d’Afrique même du Sud, du monde arabe n’ont pas juste privé leurs peuple de richesse et de liberté; ils ont souvent colonisé à leur tour plus faible que soi: Berbères, Coptes, Pygmées, Kurdes, Timorais, Hmongs, Yézidis, Darfouris… sans parler des Khmers rouges qui tuèrent leur propre peuple après avoir fait la peau à leurs Vietnamiens. A côté de ces victimes du «progrès», les Ceutais et les Canaques sont «vernis» sous la botte de l’Espagne ou de la France. Et quand ça nous arrange, on oublie que la Sibérie est une colonie «assimilée» à fond. On peut pousser le bouchon plus loin: doit-on rendre le Canada aux Iroquois et l’Australie aux Tasmaniens? Ou verser une pension dès leur naissance à qui peut prouver sa filiation aborigène? Ce sont des questions que même les Martiens n’oseraient pas poser, mais de Sirius, on ne voit qu’elles.

L’Ouest: une phase plus qu’un lieu

Ce texte ne veut pas nier les drames du passé, ni ceux du présent. Mais si les Martiens nous observent et nous écoutent, ils feraient peut-être le lien entre l’échec des «libérateurs» et la rhétorique cousue de fil blanc pour détourner l’attention. Ces jours encore, en des lieux «émancipés» (gipri.ch, unige.ch/fapse/edhice et /rectorat/maison-histoire/activites/genpve-coloniale), on a pu voir et ouïr combien la «liberté d’opinion» était l’otage des «évidences» militantes. Au point qu’on se demande si ce qui gêne le Sud et l’Est, dans «l’Occident», ce n’est pas plutôt son antique Renaissance (ou ce qui en reste). C’est le moment pour les Martiens de se montrer solidaires d’Arundhati Roy: cette femme qui risque la prison en Inde se sent-elle «colonisée», «décoloniale», «genrée», «intersectionnelle»… ou juste fille des Lumières?

 

Boris Engelson