Des moquettes de bureaux sont réutilisées comme isolation thermique complémentaire (Rural Studio House à Auburn).

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FAIRE ET SAVOIR-FAIRE

Le réemploi des matériaux de construction, c’est l’avenir!

20 Oct 2021 | Articles de Une

Lorsqu’on évoque le devenir des bâtiments, plusieurs options apparaissent: la réparation, le réemploi, le recyclage et enfin la démolition suivie de la mise en décharge. Malgré les idées reçues, la réutilisation des matériaux et des structures est une solution économiquement viable, contribuant par ailleurs à renouveler les courants architecturaux. Depuis le début du XXIe siècle, les expériences de réemploi se sont multipliées partout en Europe: un nouvel élan est ainsi donné à une pratique ancestrale, qui stimule des métiers appelés à disparaître. Dans le cadre des Journées du patrimoine 2021, l’architecte cantonal genevois Francisco Della Casa a donné une conférence passionnante sur le sujet, montrant qu’il y avait des raisons d’espérer.

Durant le XIXe siècle, il fallait une centaine de termes pour décrire la façade d’un immeuble; aujourd’hui quelques mots suffisent! Ce constat établi par le célèbre architecte Rudy Ricciotti (formé au Tech de Genève et à l’Ecole d’architecture de Marseille et par ailleurs grand défenseur du béton) résume l’uniformisation des modes de construction vers laquelle nous tendons aujourd’hui. Pour contrer ce mouvement, le réemploi des matériaux se pose comme une solution pertinente: l’expressivité de nos lieux de vie s’en trouve enrichie, à la manière d’un «patchwork». Rappelons que la pratique du réemploi remonte à l’Antiquité; en l’an 439, le Code théodosien interdisait de se débarrasser de tout matériau issu de la démolition d’un bâtiment. La mosquée-cathédrale de Cordoue – un temps la plus grande mosquée du monde après celle de La Mecque – est un exemple particulièrement parlant. Durant plusieurs siècles (du VIIIe au Xe), l’édifice fut l’objet de nombreuses extensions, faisant appel à l’usage de matériaux prélevés sur des bâtiments romains préexistants, déplacés, puis transformés. Pratiquement toute la substance a ainsi pu être maintenue sur place, avec seule une partie extrudée au XVIe siècle pour y installer la nef principale de la cathédrale.

Le règne de l’économie linéaire

Au fil des décennies, l’intérêt économique prend le dessus sur les visées idéologiques et religieuses. A Bruxelles, à la fin du XVIIIe siècle, des portes, châssis, volets, jalousies, escaliers, bois de charpente, etc. sont mis en vente publique, provenant pour la plupart d’édifices patrimoniaux démantelés. Ces dommages, que Victor Hugo dénonce dans un pamphlet paru en 1832 («Guerre aux démolisseurs»), signale les dérives de l’époque; un riche patrimoine datant des XIIe et XIIIe siècles est effacé, sous le prétexte de procurer du travail aux ouvriers. Au terme des années 1920, l’invention de la boule de démolition (par Jacob Wolf) à New York marque un nouveau tournant: les tours de Manhattan sont détruites, considérées comme trop petites par rapport aux visées spéculatives. Le succès de cette technique – qui impliquait de rejeter les gravats à la mer – est rapide, occasionnant un gain de temps et d’argent. L’économie circulaire est abandonnée au profit de l’économie linéaire, marquée par l’influence de théoriciens économistes comme Joseph Schumpeter, qui prônent «la destruction créatrice de valeur». Une approche qui va de pair avec la production de tonnes de déchets non triés.
Ainsi, la vision holistique, qui prédominait pendant longtemps, cède la place à la division du travail. Les entreprises générales et/ou totales fleurissent; elles transforment les métiers d’art en sous-traitance. Après-guerre, les spécialistes du patrimoine perdent leur raison d’être; les savoir-faire, les outils et les matières disparaissent. En découle une déperdition de la culture du bâti. «La démolition est scandaleuse en soi, déplore Francisco Della Casa, car on détruit de l’information et du savoir-faire. Pire encore, elle représente une paresse intellectuelle: on ne se pose pas la question du devenir d’un bâtiment amené à être déconstruit. Très souvent, pour aller vite, on détruit brutalement la matière». Les déchets issus de ces démolitions sont aujourd’hui devenus ingérables: pour l’Ile-de-France, ils correspondent à 48 millions de tonnes par année. Les sites de stockage hébergeant les déchets de chantier sont saturés, alors que, paradoxalement, les méthodes de recyclage se développent.

Francisco Della Casa.

La renaissance d’une pratique

Les premières expérimentations dans le domaine du réemploi remontent à une dizaine d’années. L’Exposition «Matière grise», au Pavillon de l’Arsenal (Paris) en 2014, interroge: l’avenir de la construction serait-il dans les bennes à ordures et les sacs de gravats? Les architectes en appellent à l’intelligence collective pour que la réutilisation, le réemploi et le recyclage des déchets de construction dépassent l’anecdotique et deviennent des outils incontournables du projet. Septante-cinq réalisations repérées à travers le monde sont exposées. A cette occasion, l’historien de l’art et professeur Pierre Frey explore, dans son écrit «La bataille de chiffonniers», les principaux mécanismes et niveaux du réemploi. Il insiste sur les divers paramètres que sont l’apport d’énergie, l’information inscrite dans le façonnage, etc. Dès lors, les réalisations faisant appel à la réutilisation de matériaux se multiplient partout en Europe; des projets de qualité se développent, parmi lesquels certains sont distingués par de prestigieux prix d’architecture et d’urbanisme. On se met à explorer les potentialités du réemploi à l’heure où la construction se confronte à de nouvelles contraintes environnementales et économiques, ainsi qu’à de nouveaux usages.
Bien que freinés par les lenteurs (administration, processus, etc.) qui caractérisent notre pays, des projets faisant appel au réemploi voient également le jour sur sol helvétique. A l’avant-garde, Baubüro in Situ, à Bâle, démontre que la réutilisation des matériaux de construction convient aussi aux opérations de surélévation; un bâtiment industriel à Winterthour se voit ainsi réaffecté en logements grâce à une «chasse» aux matériaux menée sur les chantiers de démolition avoisinants. Des composants structurels (poutrelles métalliques par exemple) sont récupérés dans un immeuble voué à la démolition; plutôt que de refondre cet acier par une opération de recyclage, les éléments sont remontés de manière différente. Le mode de transport est surveillé de près, afin d’avoir un bilan carbone réduit. Le résultat: en comparaison avec une surélévation de trois niveaux à neuf, ce projet émet 80% de gaz à effet de serre en moins.
Mais la démarche de réemploi va plus loin encore: il est ainsi possible de récupérer des sanitaires, de la tuyauterie, des éléments de menuiserie ou des pierres de taille pour leur donner une seconde vie. La liste des arguments en faveur de cette pratique est longue. L’architecte cantonal genevois détaille: réduction des dépenses d’énergie grise et des émissions de gaz à effet de serre, limitation du volume des matériaux mis en décharge, compétitivité économique par rapport à des projets neufs, recours aux ressources locales, etc. Le développement de nouveaux métiers est un autre avantage; en effet, ce sont des métiers d’art, mais aussi des professions liées au diagnostic, à la déconstruction, la réparation, la logistique, etc. qui sont en train de voir le jour. Ces emplois concernent tous les niveaux de formation, de la manutention à l’ingénierie spécialisée.

Maisons ouvrières à Tourcoing réhabilitées aves les futurs habitants.

Agir à Genève

Dans notre canton comme ailleurs, le potentiel des décharges arrive à son terme; à noter que sur les 5 millions de tonnes de déchets annuels produits à Genève, 4,5 millions sont des déchets de chantier (les excavations correspondent à 67%, comprenant le recyclage du béton et de l’enrobé bitumineux; 30% sont mis en décharge et 3% incinérés). C’est surtout l’augmentation récente (+36% entre 2015 et 2019) des déchets de chantier qui inquiète les autorités. Ces dernières relèvent qu’en termes environnementaux, les efforts ont jusqu’à présent principalement porté sur les performances énergétiques et les gaz à effet de serre liés. Si les émissions d’exploitation ont fortement diminué ces trente dernières années, celles relatives à l’extraction, au façonnage et à la construction restent stables. C’est donc dans ces domaines qu’il faut intervenir sans plus attendre.
Fort de ces constats, un groupe de travail s’est constitué, afin de délivrer au Conseil d’Etat un ensemble de propositions. Le calendrier est ambitieux, puisqu’il cible 2025 pour la poursuite des projets pilotes, une entrée en force en 2030 (les collectivités auraient alors l’obligation d’étudier les possibilités de réemploi lors de tout projet) et une généralisation en 2035. Le rapport est actuellement en consultation auprès des associations professionnelles et économiques concernées. Stratégies, contraintes, législations, protocoles de certification, coûts… ne manqueront pas de faire l’objet de remarques qui alimenteront le débat; les filières de récupération des matériaux – déjà existantes actuellement – devront par ailleurs se systématiser.
Bien que de taille modeste, l’un des projets pilotes en cours à Genève démontre les potentialités de l’approche du réemploi: c’est celui des Halles de machines au Jardin Alpin (Meyrin). Pour cette nouvelle construction, les architectes du bureau FAZ ont eu l’idée ingénieuse de récupérer des dalles provenant de chantiers de démolition. Ainsi, 120 tonnes de béton ont été découpées, puis amenées sur place; les gaz à effet de serre qui en découlent proviennent uniquement du transport des matériaux. «De plus, le sol porte une histoire, garde les traces d’une mémoire qui restera inscrite dans le nouveau bâtiment. En effet, les dalles proviennent pour une grande part du Théâtre de Carouge. L’information reste ainsi disponible», insiste Francisco Della Casa. Autre avantage: le sol édifié est loin d’être uniforme; il relève d’une composition originale, apportant une plus-value à la construction. Par ailleurs, la Ville de Meyrin a amené une touche supplémentaire en réhabilitant une pièce de béton, œuvre artistique des années 1980, placée horizontalement pour servir de bassin, élément qui sera utile aux opérations de jardinage. Un projet imaginatif, qui montre bien que les déchets de chantier sont pleins de promesses!

 

Véronique Stein