Un métier qui n’a pas changé depuis que les Egyptiens ont bâti les pyramides.

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artisanat - Mello SA, plus ancien tailleur de pierre de Genève

Le patrimoine professionnel a-t-il un avenir?

6 Mar 2024 | Articles de Une

Il pratique un métier qui n’a pas changé depuis que les Egyptiens ont bâti les pyramides. Il est passionné et débordé de travail. Il est pourtant contraint de redimensionner sa société. Benoît Mello, directeur de la plus ancienne entreprise de taille de pierre de Genève, créée en 1938 par son grand-père, ne manque pas de contrats, mais peine à recruter du personnel.

Si l’expression «visage de pierre» a un sens, elle ne s’applique pas à Benoît Mello. A peine aborde-t-on le thème de la taille de pierre que sa face s’illumine. Ce jeune cinquantenaire a repris en l’an 2000 l’entreprise fondée par son grand-père. Les travaux de restauration représentent 90% de son activité; s’y ajoutent quelques clients fortunés qui bâtissent des villas neuves en pierre de taille. «Nous travaillons pour les quatre prochains siècles, lance-t-il; et si l’on vous rétorque que la molasse est friable et ne dure pas si longtemps, demandez ce qu’il en est du béton!»
Dans son «usine» du Lignon, comme il nomme son atelier où tout se fait à la main, Benoît Mello a des blocs de pierre en réserve. «Je sais que détenir du stock est contraire à tout principe de bonne gestion: c’est de l’argent immobilisé. Dans mon domaine cependant, ce stock ne perd jamais de valeur. J’ai peut-être encore des pierres que mon grand-père a acquises! Cela me permet de m’engager vis-à-vis de mes clients pour un délai et de le tenir. Je ne dépends pas de fournisseurs», explique-t-il.
Bien qu’il y ait 65 carrières en Suisse (aucune à Genève) et que les matériaux minéraux reviennent à la mode, il y a une roche que notre ami ne possède pas: la molasse du lac. Cette pierre spécifique à Genève – et dont toute la Vieille Ville est faite – est épuisée. En 2010, lorsque le Conservatoire et Jardin botaniques de Genève a excavé trois niveaux pour réaliser le bâtiment qui accueille son espace méditation, le chantier a révélé une veine de molasse du lac. Benoît Mello a été autorisé à l’exploiter durant deux mois. Il en a extrait 100 m3 qu’il a déjà entièrement utilisés.

En 1444 déjà

«Regardez le fameux tableau de la pêche miraculeuse peint par Konrad Witz en 1444: il montre, au premier plan, sous l’eau, des vestiges de carrières de molasse», commente-t-il. Il y avait des carrières sur les rives du Léman, mais l’élévation du niveau des eaux les a recouvertes. Ces carrières n’étaient de toute manière plus exploitées: dès le XVIIIe siècle, une grande partie des maisons de Genève est faite en pierre de Meillerie.
Puis, dans la première moitié du XXe siècle, on a bâti les immeubles en simili, de la fausse pierre posée sur les façades pour donner l’impression de la pierre brute. «Plus personne ne sait faire du simili, sauf
Prelco à Vernier, constate Benoît Mello, alors on rénove avec de la vraie pierre». Et si l’on cherche un entrepreneur du bâtiment qui parle positivement de la Commission des monuments, de la nature et des sites (CMNS), Benoît Mello est là. «La CMNS nous demande non seulement de restaurer à l’identique, mais aussi d’utiliser les outils d’époque, explique-t-il; cela permet de maintenir un savoir-faire. D’ailleurs nous produisons nous outils nous-mêmes».
Les outils, oui, mais les hommes? «Mon entreprise est très écologique, ironise Benoît Mello, elle a amorcé la décroissance. Du temps de mon père, il y avait 45 employés. Ils étaient 25 lorsque j’ai repris la direction, ils sont onze aujourd’hui! Nous sommes à l’extérieur toute l’année, nous portons des charges, nous sommes exposés à l’eau parce que la pierre se mouille pour être taillée. Pour toutes ces raisons, on ne trouve plus de jeunes qui veulent être tailleurs de pierre».

Un autogoal

La profession pensait avoir trouvé la solution en proposant le salaire d’apprentissage le plus élevé du canton, avant de s’apercevoir que les apprentis ainsi recrutés partaient vers la police ou les pompiers une fois leur CFC en poche. «Le différentiel de qualité de vie n’est plus tel que nous puissions encore recruter en Italie ou au Portugal. Et les ressortissants de pays hors UE n’entrent en ligne de compte que pour des emplois ‘à valeur ajoutée’», s’irrite Benoît Mello, qui y voit un bel autogoal que la Suisse s’inflige.
Reste que les trois entreprises membres de l’Union genevoise des tailleurs de pierre se targuent d’avoir les meilleurs ouvriers d’Europe, grâce aux salaires généreux et à la persistance d’une tradition de compagnonnage dans la profession. «La beauté de ce métier, c’est aussi de se promener en ville et de voir les traces de son travail», souligne Benoît Mello avec fierté.
Mais après avoir restauré Carouge, le Palais Wilson, avoir à peine achevé la rénovation du passage des Lions, l’avenir de Mello SA dépend du devenir de son atelier, dont le bail de soixante ans arrive à échéance. «Rebâtir un atelier, ce sont cinq millions à investir. Tout est encore ouvert. Et que fera mon fils?», interroge Benoît Mello, représentant d’un métier paradoxal dans lequel la demande excède l’offre, un métier à la croisée du patrimoine bâti et du patrimoine immatériel, un métier inscrit dans l’histoire de nos villes, mais qui ne semble pas jouir de soutien ni d’aides.

 

Cesare Accardi

Benoît Mello.

GROS PLAN

Une lignée d’artistes

 

L’entreprise Mello SA a été fondée en 1938 par Louis Mello, le grand-père de Benoît, l’actuel directeur. A sa naissance, Louis Mello s’appelait Louis Giurumello. Taillé dans la pierre, si l’on ose dire, sa première passion était la boxe. Il combattait dans la catégorie des poids lourds, dont il fut champion suisse de 1919 à 1922. Parce son père désapprouvait l’activité pugilistique, Louis montait sur le ring sous le nom de Mello. Un jour, des amis convainquirent son père d’aller voir ce fameux boxeur. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir qu’ils s’agissait de son propre fils! Depuis la famille est connue comme Mello à l’état-civil.
Sculpteur de talent, Louis Mello a notamment créé les deux imposants cavaliers du quai Turrettini, devant l’hôtel Mandarin Oriental. «Ces statues n’ont jamais vu le soleil», affirmait énigmatiquement le maître d’apprentissage de Benoît Mello à son jeune apprenti, qui ne comprenait pas le sens de cette phrase. «C’est simple: ton grand-père les sculptait le soir, après son travail», lui fut-il expliqué.
Louis dit à son fils Jean-Jacques: «Tu es libre de faire ce que tu veux, mais tu dois d’abord faire un apprentissage de tailleur sur pierre!». Ce que Jean-Jacques fit ponctuellement, avant de recevoir le premier prix de basson du Conservatoire de Paris et de devenir premier basson de l’Orchestre de la Suisse romande sous Ernest Ansermet. Mais Louis décède lors d’une tournée de l’OSR aux Etats-Unis, en 1966, et Jean-Jacques abandonne la musique pour reprendre l’entreprise familiale.
Benoît ne savait encore que faire lorsque, à 19 ans, il s’est trouvé avec une année libre avant son école de recrues. «Viens dans l’entreprise!, lui propose son père, tu verras bien si ça te plaît». «Il a été malin, constate aujourd’hui Benoît; il m’a mis à l’atelier à sculpter parce qu’il savait que j’aimerais ça». Dans le mille! Benoît a passé son CFC de tailleur de pierre, puis a fait le tour du monde avant de reprendre la société en 2000. Son fils? «Il est encore à l’école secondaire», répond Benoît Mello. «Il faut être patient, aujourd’hui on choisit sa voie à 25 ans, laissons-lui le temps de se décider».