Les constructions illicites de la commune rurale de Neuenkirch/LU ont donné lieu à un arrêt décisif du Tribunal fédéral concernant le délai de prescription hors zone à bâtir.

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Constructions illégales en zone agricole

Le Conseil national veut corriger la jurisprudence du Tribunal fédéral

17 Août 2022 | Articles de Une

Il y a un peu plus d’une année, après avoir laissé longtemps la question ouverte, le Tribunal fédéral a rendu un arrêt de principe destiné à publication (1C_469/2019, 1C_483/2019, en allemand), dans lequel il a précisé qu’à l’inverse de ce qui prévalait pour les zones à bâtir, l’obligation de rétablir un état conforme au droit ne s’éteignait pas après 30 ans s’agissant de bâtiments et installations érigés illégalement en zone agricole.

Bien que notre Haute Cour s’en défende, cette décision – qui a été confirmée plusieurs fois depuis lors – s’apparente à un revirement de jurisprudence qui pourrait concerner plusieurs milliers de constructions illégales en zone agricole. Récemment, le Conseil national a réagi en adoptant une motion demandant au Conseil fédéral de soumettre au Parlement un projet de loi visant à harmoniser l’application du délai de 30 ans aux constructions illégales en zone agricole et en zone à bâtir.

Rappel des faits

Dans cette affaire lucernoise, une entreprise de construction exploitait, de longue date, un site d’entreposage et d’entretien situé dans la zone agricole de Neuenkirch. De nombreuses constructions et installations y étaient érigées, dont la plupart n’avaient jamais été autorisées.
En 2018, les autorités lucernoises ont ordonné la remise en état de certaines constructions. En revanche, elles ont renoncé à exiger la démolition d’un entrepôt bâti en 1972. Cette décision se fondait sur la jurisprudence fédérale, prévoyant que l’obligation de remise en état (démolir) s’éteignait après 30 ans en présence de constructions illicites. Pour les autorités et les tribunaux lucernois, ce délai s’appliquait également aux bâtiments situés en zone agricole.
L’Office fédéral du développement territorial (ARE) a recouru au Tribunal fédéral. Cette autorité a allégué que le délai de 30 ans ne s’appliquait pas aux constructions illégales sises en zone agricole, dès lors qu’une telle application serait notamment incompatible avec le principe constitutionnel de la séparation du territoire entre la zone à bâtir et la zone agricole. Cette position avait d’ailleurs été défendue depuis de nombreuses années par l’ARE dans d’autres cas concernant des constructions illégales situées en zone agricole.

Jugement du Tribunal fédéral

Par le passé, le Tribunal fédéral avait laissé la porte entrouverte à l’application du délai de péremption de 30 ans en zone agricole. Il l’a refermée dans son arrêt de principe du 28 avril 2021 (1c_469/2019 c. 5.5).
Les juges fédéraux justifient leur raisonnement par deux arguments principaux: (i) seul le droit fédéral est applicable aux autorisations de construire en zone agricole, ce qui rend la situation juridique aisément déterminable et (ii) la sécurité juridique et l’égalité de traitement se trouvent renforcées s’il est clair qu’une utilisation contraire au droit ne sera pas tolérée, quand bien même celle-ci n’aurait pendant longtemps pas été découverte (par les autorités) ou contestée (par des voisins par ex.).

Les principaux arguments

• Primauté du droit fédéral et difficulté d’obtenir des preuves

Depuis le 1er juillet 1972, seul le droit fédéral régit les constructions en zone agricole. Les cantons et les communes n’ont donc plus aucune marge de manœuvre, rendant ainsi la situation juridique aisément déterminable. Pour constater l’illégalité d’une construction en zone agricole, il n’y a pas besoin de se référer aux règles et interprétations cantonales ou communales; il suffit de se référer au plan de zones, identifier la zone agricole et déterminer si l’installation ou la construction est destinée à l’agriculture.
Selon le Tribunal fédéral, admettre le délai de péremption de 30 ans en zone agricole exigerait un travail considérable (trop important) des autorités et soulèverait des problèmes de preuve. Comment s’assurer que la construction a été érigée il y a plus de 30 ans? Comment vérifier si des modifications significatives de la substance du bâtiment ou de son utilisation ont eu lieu depuis sa construction, ce qui ferait partir un nouveau délai de péremption? Par ailleurs, le délai de péremption de 30 ans doit s’effacer devant des intérêts publics prépondérants (par ex. la sécurité et la santé des personnes, la protection du paysage, des eaux et de l’environnement). Clarifier les intérêts publics en présence poserait, selon le Tribunal fédéral, des problèmes de preuve et générerait des contentieux juridiques «interminables».

• Séparation entre les parties

constructibles et non constructibles du territoire
Le Tribunal fédéral continue son raisonnement en faisant une pesée des intérêts entre (i) l’intérêt public au respect de la séparation stricte entre la zone à bâtir et la zone agricole et (ii) l’intérêt privé du propriétaire. Les juges de Mon-Repos insistent sur le fait que la démolition des constructions illégales hors zone à bâtir est nécessaire pour faire respecter le principe fondamental de la séparation entre les parties constructibles et non constructibles du territoire, ancré dans la Loi sur l’aménagement du territoire, révisée en 2012.
Aux yeux du Tribunal fédéral, ce principe a valeur de droit constitutionnel non écrit et la zone agricole doit en principe être libre de toute construction (non agricole). En vertu de la primauté du droit fédéral, les autorités cantonales et communales sont donc tenues d’ordonner la démolition des constructions illégales sises en dehors de la zone à bâtir. A défaut, l’application uniforme du droit fédéral sur la zone agricole, qui constitue environ 95% du territoire helvétique, serait bafouée. Face au principe de la séparation de la zone à bâtir et de la zone agricole, l’intérêt privé du propriétaire au maintien de sa construction ne «pèse pas lourd» selon le Tribunal fédéral. A ce propos enfin, les juges de Mon-Repos donnent raison à l’ARE, qui soutenait qu’il ne serait pas logique que le Tribunal fédéral tolère des constructions illégales pour une période illimitée en zone agricole (pour tenir compte uniquement d’un intérêt privé), alors qu’il avait jugé auparavant que des concessions octroyées (légalement) par des collectivités publiques pour une durée illimitée étaient contraires à la Constitution fédérale.

Le Conseil national veut modifier la loi suite à l’arrêt du TF

Suite à la décision de principe du Tribunal fédéral, le législateur a réagi.
La Commission de l’environnement, de l’aménagement du territoire et de l’énergie du Conseil national considère que la remise en état conforme au droit des constructions illégales (depuis plus de 30 ans) en zone agricole «entraînerait une charge administrative disproportionnée et insurmontable pour les autorités cantonales et communales compétentes». Elle souhaite aussi préserver de nombreux chalets, mayens ou granges construits illégalement en zone agricole.
Cette Commission a donc déposé en octobre 2021 une motion chargeant le Conseil fédéral de soumettre au Parlement des bases légales afin qu’en cas de constructions illégales hors de la zone à bâtir, l’obligation de rétablir un état conforme au droit s’éteigne après 30 ans. Cette proposition vise à harmoniser les règles applicables en zone agricole et en zone à bâtir.
Le Conseil fédéral, reprenant une partie des arguments du Tribunal fédéral, s’est opposé à cette motion pour plusieurs raisons. L’introduction d’une telle législation pourrait constituer une incitation officielle à violer le droit de l’aménagement du territoire et de la construction. Les personnes qui respectent le droit et les décisions officielles se retrouveraient désavantagées par rapport à celles qui construisent illégalement. A cela s’ajoute le fait que des constructions illégales en zone agricole ont un «impact non négligeable sur le paysage, la nature et l’environnement et peuvent également porter préjudice à l’exploitation agricole». Enfin, selon le Conseil fédéral, la sécurité juridique serait mieux servie lorsque les autorités interviennent systématiquement contre les constructions illégales.
En mars 2022, le Conseil national a tranché temporairement cette question en adoptant la motion de sa Commission, à une courte majorité (92 oui, 84 non et 1 abstention). Le Conseil des Etats devra à son tour se prononcer à l’automne.

Conclusion

L’argumentation du Tribunal fédéral n’est pas totalement convaincante. S’il est vrai que dans les années 70-80, il pouvait être difficile pour les autorités de s’assurer qu’une construction avait bien été érigée il y a plus de 30 ans, la numérisation permet souvent, depuis les années 90, de le déterminer aisément, par exemple à l’aide de photographies aériennes précises du territoire. Par ailleurs, la jurisprudence du Tribunal fédéral consacre une inégalité de traitement entre ceux qui construisent sans permis de construire en zone agricole et ceux qui en font de même en zone à bâtir. Il n’apparaît pas défendable de fermer les yeux sur de telles violations de la loi après 30 ans pour les uns et pas pour les autres. Est-il par exemple justifié d’exiger la démolition après 30 ans d’un joli mayen non autorisé en zone agricole, ayant un très faible impact sur le paysage, alors qu’un immeuble de cinq étages non autorisé en zone villas serait protégé après 30 ans? Enfin, instaurer un délai de péremption de 30 ans en zone agricole ne constituerait en aucun cas une incitation à construire aujourd’hui illégalement. Le constructeur aura en effet toutes les chances d’être contrôlé avant l’écoulement de ce délai, la moindre infraction aux lois sur les constructions étant de nos jours identifiée et sanctionnée.
Quoi qu’il en soit, avant qu’un éventuel projet de loi ne soit adopté, ce qui pourrait prendre plusieurs années, les propriétaires de constructions illégales érigées en zone agricole devront vivre avec le risque de devoir rétablir une situation conforme au droit, indépendamment de l’ancienneté desdites constructions.

Guillaume BarazzonE
Avocat associé, Etude Jacquemoud
Stanislas, Genève

guillaume.barazzone@jslegal.ch

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