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éVéNEMENT - Rencontres La Foncière

La Suisse, un pays de cocagne?

19 Juin 2024 | Articles de Une

La Suisse se porte bien. Elle est attractive sur les plans économique, démocratique et de qualité de vie. Mais cette prospérité n’est pas un acquis. Comment la Suisse peut-elle conserver à la fois son modèle social, sa compétitivité internationale, ses pôles de recherche et développement? Quel est le rôle de l’Etat dans cette dynamique? Pour apporter des éléments de réponse, Investissements Fonciers SA – société de direction du fonds La Foncière – a organisé sa traditionnelle rencontre annuelle: après Zurich, des experts ont débattu à Lausanne autour du thème «La Suisse, esquisses d’avenir», avec Thierry Oppikofer, directeur du Journal de l’Immobilier, comme modérateur.

De g. à dr.: Jérôme Cosandey, Avenir Suisse; Valérie Lemaigre, BCGE; Thierry Oppikofer, modérateur; François Garçon, auteur et chercheur; Michael Loose, CEO d’Investissements Fonciers SA – La Foncière.

Michael Loose, CEO d’Investissements Fonciers SA, a introduit Les Rencontres La Foncière 2024: «Les nuages noirs au-dessus des marchés immobiliers suisses semblent s’être dissipés, les valeurs remontent après une légère phase de correction et le taux de vacance reste extrêmement bas.». La Suisse a su gérer la crise de la Covid, tout comme l’inflation et la hausse d’intérêt. Attirés par cette situation favorable, 140 000 personnes sont venues de l’étranger, l’an dernier, s’installer en terre helvétique.
L’auteur («Le modèle suisse: pourquoi ils s’en sortent beaucoup mieux que les autres») et enseignant, chercheur à la Sorbonne, François Garçon, dresse un portrait élogieux de la Suisse. Pour ce Franco-Suisse, résidant et travaillant à Paris, «c’est un pays où les choses fonctionnent bien – des chemins de fer au système de santé, en passant par le régime de retraite». Il cite les nombreux atouts helvétiques comme la stabilité politique, sociale et fiscale… les signes de prospérité se manifestent par un marché du travail attrayant (le salaire médian est le double du français), une place financière résiliente, une offre abondante en matière de sport et de culture, ainsi qu’une balance commerciale excédentaire avec presque tous les pays. Par ailleurs, la qualité de formation, notamment supérieure, et le modèle dual d’apprentissage sont enviés loin à la ronde.
Mais alors, où est-ce que le bât blesse? François Garçon relève que davantage d’investissement serait nécessaire pour l’innovation (secteurs de la pharma et de l’alimentaire par exemple). Il note aussi que le pouvoir est «inintelligible» à l’étranger: qui gouverne et à quel échelon? Quelles sont les prérogatives de la Confédération, des cantons et des communes? Difficile de s’y retrouver…

La Foncière a reçu ses hôtes dans le cadre des musées de «Plateforme 10» à Lausanne.

Laissons faire les acteurs locaux!

Enchaînant dans un premier temps sur cette perspective positive, Jérôme Cosandey, directeur romand et responsable de recherche «Etat social pérenne» à Avenir suisse, souligne que la Suisse est en tête des classements en ce qui concerne la qualité de vie (top 10), le produit intérieur brut par habitant (4e rang mondial) et la place économique. Mais cette vision ne représente que le verre à moitié plein. «En effet, en comparaison internationale, notre capacité à créer de nouvelles entreprises a baissé avec le temps», remarque-t-il avant de présenter des cartes édifiantes sur les relations commerciales. Alors que la grande majorité des pays du monde privilégient la Chine dans leurs échanges, la Suisse apparaît comme un village gaulois: les Etats-Unis figurent comme notre principal partenaire commercial (après nos voisins directs de l’Union européenne). «Il est impératif de diversifier nos liens commerciaux et de garantir l’accès aux marchés européens par le biais de l’accord de libre-échange avec le Mercosur, par exemple. C’est une condition pour éviter une dépendance aux deux grands blocs que sont les Etats-Unis et la Chine», déclare le spécialiste.
Selon diverses études, l’empreinte étatique dans les domaines clefs de la société a fortement augmenté au cours des dernières décennies (d’un facteur de 35, entre 1950 et 2020). Jérôme Cosandey remet en question ce rôle accru de l’Etat en blâmant toute politique industrielle «verticale» (soutien à une industrie ou un secteur spécifique). «Notre tissu économique fait preuve d’agilité. Les entreprises ont la capacité d’ajuster leurs processus et d’orienter leur productivité», estime-t-il. La crise horlogère qui a secoué la Suisse dans les années 1970 en est un bon exemple: l’entrepreneur et homme de terrain, Nicolas George Hayek, a trouvé la solution en lançant la fameuse montre Swatch, bon marché et en plastique. Pour le directeur romand d’Avenir suisse, «l’Etat peut certes accompagner le tissu économique par le biais de la formation et des conditions-cadres, voire absorber les chocs (filet social) mais il ne doit, en aucun cas, se substituer aux entreprises».
Sur le sujet de l’évolution démographique, c’est davantage la structure que le nombre – soit environ 10 millions d’habitants en 2040 – qui pose problème. En effet, la population active suisse augmente beaucoup moins vite (+5%) que les tranches d’âge qui nécessitent des soins, c’est-à-dire les enfants et surtout les personnes âgées. Les statistiques montrent que le pourcentage des plus de 80 ans va augmenter drastiquement (+83%) d’ici 2040. Dans ces conditions, comment garder un équilibre entre les générations, en termes financiers et de ressources, s’interroge Jérôme Cosandey qui évoque les domaines directement touchés par le vieillissement de la population: le marché de l’emploi, la prévoyance vieillesse et les soins aux personnes âgées. Dans ce dernier secteur, tenir compte des préférences et priorités des cantons, voire des communes, s’avère porteur. Sur ce sujet comme pour d’autres, Avenir suisse croit en des décisions décentralisées; les cantons, les entreprises et la population ont davantage de prise sur la réalité que l’Etat fédéral et… les politiciens, qui ont toujours un train de retard.

Des surprises en 2025?

Comme lors de chaque rencontre organisée par la Foncière, Valérie Lemaigre, cheffe économiste de la BCGE, a présenté les perspectives économiques de la Suisse. L’année 2024 marque un point d’inflexion: la croissance et l’inflation sont en phase de normalisation. Les investissements en propriété intellectuelle (R&D, logiciels, bases de données, etc.) se poursuivent. Miser sur l’innovation – notamment l’intelligence artificielle – est la clef de la réussite suisse, car cela permet de soutenir la productivité, donc de continuer à générer des revenus, explique en substance l’experte de la BCGE. C’est une condition pour faire face aux transitions multiples (démographique, énergétique, technologique) et réduire les inégalités, notamment face à l’inflation.
Les taux d’intérêt sont en train de se «tasser» (autour de 1%), un niveau qui n’affecte pas l’activité de crédit. A l’avenir, les chocs pourraient provenir de la rareté des ressources (main-d’œuvre et matières premières). «Le rôle de la banque centrale est de veiller à ce que ces chocs n’aient pas de conséquences trop importantes sur les inégalités», insiste Valérie Lemaigre. Outre son rôle économique et monétaire, l’Etat doit appuyer les partenariats privés-publics dans le domaine de l’innovation. La force de la Suisse réside dans sa structure et sa dynamique industrielles, créateurs de richesse. «Pour poursuivre notre progression, nous devons toutefois veiller à ne pas nous isoler: les rapports EU-Suisse en matière de propriété intellectuelle et de programmes de recherche sont essentiels», insiste l’experte.
En ce qui concerne l’immobilier résidentiel, le marché n’est pas prêt de se détendre: malgré les légères fluctuations, les prix ne fléchissent pas, alimentés par un déséquilibre entre l’offre et la demande (cette dernière étant renforcée par l’immigration). Quelque 10 000 logements manquent à Zurich, 3000 à Genève et 4000 dans le canton de Vaud. Pour Valérie Lemaigre comme pour Michael Loose, c’est à la Confédération que revient la tâche de gérer les crises majeures, comme la pénurie de logement.
Compétences cantonales ou fédérales? La question reste ouverte, mais quoi qu’il en soit, «mieux vaut prendre le changement par la main avant qu’il ne nous prenne par la gorge», conclut Thomas Vonaesch, COO d’Investissements Fonciers, en citant Winston Churchill. Un message qui fait la part belle aux opportunités, aux expérimentations diverses et à la créativité!

 

Véronique Stein