hors champ
La musique légère est lourde de sens
La météo politique incite à traiter les «grands» sujets: le concours de «fake» que se livrent en ce siècle les plébéiens de droite et les érudits de gauche est une source qui ne tarit jamais. Alors ça peut attendre; la météo printanière – plus éphémère – pousse à chanter impromptu entre le trèfle et le soleil. Alors cette semaine, on va parler de chanson et d’art, laissant le cri «c’est faux» – rengaine de cette rubrique – à un prochain numéro.
Un collègue m’a traité de ringard parce que je ne vibrais pas à la chanson «No time to die» de Billie Eilish; pis, je ne connaissais ni l’artiste ni son oeuvre… alors j’ai décidé de me soigner et d’aller voir ou ouïr de plus près ce qui fait moderne en musique. Ça tombait bien: la Décadanse annonçait – ces jours sur son site, en sus de «l’opéra pour tous» de Justine – des causeries échevelées chez deux disquaires: Centre Brazza aux Grottes et Bongo Joe en l’Ile. Occasion de rencontrer des groupes d’avant-garde en sirotant: si mes oreilles sont allergiques aux musiques pour moins de trente ans, elles ont été plus d’une fois sensibles aux confidences de jeunes artistes. Entre incompris, on se comprend, si bien que la dernière fois, les jeunes branchés voulurent me donner un laisser-passer à leur concert.
S’entendre par le malentendu
Sûr, quand on a plus de trois quarts de siècle d’âge, on ne va pas mettre ses goûts à jour en se cachant dans un coin de L’Usine pendant un concert du label Jahtari. L’Usine, ce n’est pas trop mon truc, et puis le concert commençait à une heure du matin: après minuit, mes tantes les fées ne me laissent plus sortir. Mais j’avais tout de même repéré le nom clef en allant écouter le père de Jahtari chez Bongo Joe. Une manière de saisir de quoi il s’agit:: si la musique qui plaît aux Usinés est trop enfumée pour moi, ces jeunes groupes qui se livrent sans fard autour d’un pot et le vieux voyeur qui revit ses révoltes et erreurs parlent au fond la même langue. Alors le soir j’ai écouté sur Youtube des chansons sous Jahtari, et ce n’était pas si inaudible que ça. Mais de la chanson dans le vent, en anglais ou non, il y en a par milliers: Wikipédia donne des listes sans fin de chanteurs ou chanteuses des années septante, nonante, récentes. Alors on va guigner aux extrêmes: le mois passé, la bibli de la Cité a invité Morgane Giuliani pour son livre sur Taylor Swift, mais l’exposé fini, on ne savait guère si l’étoile devait son succès à son talent ou l’inverse. D’ailleurs, le public écoute-t-il les paroles, quand il s’entiche d’une chanson… pour peu que les paroles soient audibles? Du temps de Brel, Barbara, Ferré, Baez, Streisand… sans parler de Dalcroze avant et Zaz après, impossible de passer à côté.
Mais à un concert d’élèves de l’enseignement secondaire, ceux et celles qui venaient de chanter West Side Story ne savaient rien de l’histoire, et surtout pas que c’était un avatar de Roméo et Juliette. On trouve toutefois cette question dans Reddit (sauf erreur), un site de causerie en ligne: «Pourquoi les chansons parlent-elles surtout d’amour?», question qui eût sans doute surpris un troubadour comme Aimeric mais pas un engagé comme Cantat. Assez d’envolées lyriques sur le vacarme juvénile; mettons la main sur du concret: dans le tram, je repère un musicien qui cache son jeu sur son siège: «Oui, je joue – entre autres – dans le groupe Smile; on sera bientôt à Perly au festival Rock en l’Aire». Alors si vous y allez, cher lecteur ou lectrice, saluez bien le batteur et ses pairs.
Des goûts et des couleurs,
on doit discuter
Retour à «No time to die» de Billie Eilish: une fois lues les paroles, on a une impression de déjà-vu ou déjà-ouï: la musique est plaisante, mais le «message» fait penser à ceux – inspirés par un vécu moins facile – de Tina Turner ou Tracy Chapman, sinon Lucha Reyes. Et comme le soussigné est «ringard», il ne va pas faire la leçon sur la chanson à ceux ou celles qui sont dans le coup. Alors il se contente de signaler ici qu’en ligne – en sus des stars – on trouve des listes de chanteurs/euses «surfaits» ou – à l’inverse – à découvrir car «sous-estimés». Mais à chacun ou chacune ses raisons de préférer Swift à Duni ou Nemo… ou bien l’inverse: l’Office (…) de la culture a fait des enquêtes sur les pratiques culturelles de la population.
Passons alors à d’autre formes d’art, puisqu’il y en a sept ou neuf; ce qui permet de poser deux ou trois questions sans réponse: si on découvrait – science-fiction – que Bach et Brahms avaient enregistré leurs concerts sur boîte à musique, aurait-on encore besoin de Karajan ou de Muti? Des milliers de musiciens vivent de «remake» et «repeat», alors qu’un roman ou un tableau dit le dernier mot sans interprète. Question jumelle: une musique peut tomber dans l’oubli, et c’est ce qui a failli se passer avec les Concertos Brandebourgeois, ce qui est bel et bien arrivé à Sarelli. De même pour des poésies, des romans, mais pas en peinture: un tableau ne finit guère au pilon, sinon par erreur comme avec la récente bévue du portrait de Beatrix par Andy Warhol (par chance, l’œuvre de Polina – elle aussi croisée dans un bus – est intacte; voir demidova.ch). Cette «durabilité», est-ce parce que le tableau n’est pas reproductible à l’identique (ce qui pose la question du statut de la photo)?
Beau son et boson, rime facile
Un Grégoire Bouillier aurait sans doute des choses à dire en la matière: cet auteur de semi-fiction, féru du Monet de L’Orangerie mais issu de «Science et Vie», est venu trois fois à Genève (ou région) ces derniers temps: au Salon du livre, à la librairie Le temps d’un livre et à celle des Affamés. Bien qu’assez «engagé», il est aussi assez «déjanté» pour déjouer les réponses faciles. On va donc aussi jouer à cache-cache, car un mois après, le soussigné n’a pas encore digéré tout ce qu’a dit Bouillier à Annemasse. Mais il aimerait bien le suivre sur une de ses pistes, d’autant que «Science et Art» a été un grand thème – on pourrait même dire un poncif – de la vie culturelle genevoise ces derniers temps: on en a parlé au Cern, au salon Art et dans un numéro dédié d’une revue des Nations Unies.
D’habitude, on nous montre un Einstein à côté d’un Béjart ou d’un Neruda, histoire de donner de la vérité à l’art et de l’âme à la science. Mais un Metin Arditi a bien vu le hic, lors d’un débat à la Maison de la paix déjà cité il y a peu: «La musique est un cosmétique: ses accords faciles sont trompeurs… même si elle adoucit les mœurs: elle donne l’illusion que les questions qui fâchent sont réglées; mais non, la logique a besoin de la parole pour s’expliquer» (cité de mémoire). Ce serait bien de savoir ce qu’en penserait Hans Josef Gombrich: au salon Art à Palexpo cet hiver, dérouté par l’abondance, j’ai repéré un galeriste qui m’a semblé hors sol. En effet, il avait fait dix métiers avant de se vouer à l’art des autres. «Vous cherchez des repères? J’en ai un: l’Histoire de l’art par Gombrich!»; dire que j’avais ce livre dans une pile près de mon lit sans l’avoir jamais ouvert (un récent colloque remet aussi en selle Joseph Burkhardt).
Si c’est flou, c’est de l’art
Cet article – malgré une ou deux redites du passé – est sans queue ni tête: c’est une scène de mœurs croisées entre senior et juniors, juste le temps de faire un clin d’œil à des artistes en route. Mais tout de même, le soussigné en ressort avec cette question: si «la religion est l’opium du peuple», comme disait Marx, l’art est-il celui des bobos ou des paumés… question que se posent parfois les prof de hautes écoles d’art? Et les arts du bijou – qui s’étalent ces jours à Genève (gemgeneve.com) – sont-ils les signes du bon goût ou de fautes à cacher? On y reviendra tôt ou tard par gain de clarté.