hors champ
La morale est-elle une chaise bancale?
L’attente des Temps Messianiques inspire l’humanité et sa littérature depuis toujours: pas étonnant que «Hors Champ» couvre la Genève Internationale et ses Nations Unies chaque mois. D’ailleurs, un journaliste perd son accès au Palais des Nations s’il ne parle pas des affaires onusiennes assez souvent… en bien ou en mal. Dans «Hors Champ», c’est (en général) en mal; et on va voir pourquoi: il n’y a, en effet, ni joie ni gloire à médire du temple de la bonne volonté. Mais si c’est le rôle d’un clergé de faire montre de bonne volonté, c’est celui des journalistes de démasquer avec sévérité les fausses vérités… et pas que pour la rime. On va voir comment, cet été encore, des agences onusiennes ont pris des atours de haute science pour faire du prêche de bas étage. Faute de place, on ne va pas entrer dans le détail des propos savants: depuis le conte du «Roi nu», on sait que la vérité sort de la bouche des enfants… et de leurs porte-plume.
L’Union (…) des télécom faisait battage depuis un ou deux ans pour son olympiade de l’intelligence artificielle au service de l’humanité (ai4good.itu.int). On peut douter qu’il y ait une «ai4bad» (hormis sous les armes), mais depuis le Golem, un robot qui en sait trop en fait trop et peut tuer son père. Alors, si le bien technique peut faire du mal humain, qu’a-t-on à redire à ce congrès qui combine au plus haut niveau la science et l’éthique? Deux choses au moins: on n’a pas attendu l’Union (…) des télécom pour rendre intelligentes les machines; c’est bien plus facile que de les rendre bienveillantes.
Depuis un demi-siècle au moins, l’«intelligence artificielle» avance plus vite que son ombre: qui donc se rappelle encore les Rencontres d’Avignon, sommet mondial du sujet en un temps où les «Télécoms» nationales de l’«Union» internationale cherchaient surtout à tuer le Net dans l’œuf? Depuis et pour prendre juste un exemple, les caméras «autofocus» – degré zéro de l’intelligence artificielle – ont mis pas mal de photographes hors jeu, et la perte d’emploi échut ensuite aux traducteurs, aux voyagistes, et même aux journalistes et aux radiologues.
Que «AI4Good» organise un défilé des sommités en la matière – avec à la clef tout le prêche des Objectifs du Développement Durable et le protocole de l’Egalité Genre – n’est guère d’une grande valeur «ajoutée». Le problème ardu est dans le «good» plus que dans l’«intelligence»… et les parents ou les conjoints savent à quel point – pour les moindres actes et dires de la vie en ou hors famille – deux notions contraires du bien et du mal sont en conflit frontal… parfois jusqu’à ce que mort s’ensuive. Le reporter au Centre de conférences des Nations a donc en toute candeur posé à plus d’un expert cette question sur la quête du bien qui fait souvent plus de mal que de bien: «Au Jardin d’Eden, le Serpent a dit «la pomme, c’est bon et ça te fera du bien»; mais Dieu objecta aussitôt «ça te fera du mal, ce n’est pas bon pour toi»: alors, qui croire?».
Traduit en langage sérieux pour un ingénieur, un infirmier ou un lecteur: comment peser le «bien-fondé» de l’achat d’un robot, du choix automatique des urgences, de l’argument d’un article sans auteur? L’«intelligence artificielle» ne fait que déplacer le problème, sauf dans les évidences terre à terre: un drone qui trouve de l’eau, c’est «bien» même sans le sceau d’en-haut (pis: trop d’experts sont «de haut niveau» au sens qu’ils planent, comme avec l’«avion renifleur»; voir p. ex. persee.fr/doc/polix_0295-2319_1999_num_12_48_1810). Bref, c’est au-dessous et non au-dessus de tout soupçon que «AI4Good» a fait des miracles… de santé, plus que quand elle fait la morale aux robots.
L’«II» ou l’intelligence inadvertante
La veille du congrès – à un petit colloque préalable sur les «indicateurs des télécom» – on a pu entendre «nous sommes noyés sous les données… car hélas! elles ne sont ni centralisées, ni synthétisées». Est-ce la raison de la stagnation – voire de la régression – de l’épidémiologie, qui connut ses heures fastes au temps de «l’hygiène» chère au XIXe siècle? De nos jours, l’Organisation mondiale de la santé est coincée entre deux hautes castes et la foule des intouchables: c’est moins la «big pharma» que le sacré corps médical (l’actuel directeur de l’Organisation est le premier à n’être pas «docteur en médecine»), le lobby des «déterminants sociaux» (gagne-pain des chercheurs des «sources du mal») et la «confidentialité» des données du patient (même quand il fraude à l’assurance) qui donnent le ton…
Entre ces trois Commandeurs, le très capable patron de l’Organisation (…) de la santé venu en ami (des bonnes causes) à AI4Good n’a pu que dire des platitudes. Tandis que l’Union (…) des télécom faisait, elle, de l’épidémiologie sans le savoir, à la Monsieur Jourdain. A l’écart du défilé de mode sur la grande scène de «AI4Good», un défilé de prestataires – en majorité sanitaires – a eu lieu sur les petits podiums des couloirs. Là, on a entendu comment l’outil technique pouvait contourner les blocages des milieux «spécialisés» (p. ex. humanimmunomeproject.org): n’est-ce pas ce dont rêvait l’an dernier la revue «Horizons» (du Fonds (…) de la recherche, lui-même excédé) avec son dossier de juin 2022 «Données médicales: peut mieux faire»? Bref, on a vu plus haut que – derrière l’écran de fumée technique – l’Union internationale des télécommunications n’a jamais rien compris à la révolution internet; au point que cet été au Palais des Nations, on a dû requinquer l’«Internet Governance Forum» en le confiant au vétéran Vinton Cerf pour lancer un grand congrès de mise à jour du monde en ligne (cet automne: voir intgovforum.org; et aussi diplomacy.edu). C’est donc hors de sa zone de confort ou de devoir que l’Union (…) des télécom excelle: en médecine! Il ne reste plus qu’à l’Organisation mondiale de la santé à se reconvertir aux télécoms… et tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes.
La vérité est hors du carré
L’autre sommet onusien à avoir occupé le terrain cet été: le forum de recherche de l’Organisation internationale du travail. Une occasion de voir le «tripartisme» à l’œuvre, car un mois plus tôt l’Assemblée annuelle de ladite organisation fut obscure: seul un colloque à la Maison de la Paix ayant alors permis d’aborder «l’avenir du travail» sans montrer patte blanche. En effet, l’Organisation (…) du travail – comme tout le système onusien – se barricade chaque jour plus derrière des murailles de la «sécurité». Plus sociable que sociale: l’heure passée dans l’interminable file à l’entrée permet d’engager la conversation avec des chercheurs des quatre vents. Et déjà là, on se rend compte qu’ils pensent tous plus ou moins la même chose: en gros, que «mal» rime avec «capital». Et quand on objecte que le «travail» gagne plus de la moitié du Produit intérieur, et que le capital part souvent en faillite (de Citroën à Kodak et au Crédit Suisse), ils s’étonnent qu’un intrus se soit glissé dans le chœur: «Mais si vous n’êtes pas d’accord (NdT: avec nos bases de travail), pourquoi venez-vous?».
Pis, quand on pose les questions pas faciles – comme «Pourquoi les inégalités augmentent-elles même dans les sociétés social-démocrates?» ou «Pourquoi dans tant de pays, le peuple vote-t-il pour ses ennemis?» ou encore «Pourquoi en est-on là après tant de belles théories «du développement» primées en un siècle par vos écoles?», la réponse savante se nomme «Post modernist confusion»: ça sonne certes savant, mais est-ce une réponse ou un clin d’œil entre pairs? Car dans la foulée, encore un colloque s’est tenu cette fois aussi à la maison de la Paix (tascplatform.org), en l’honneur d’un diplomate vétéran du «travail»: homme de bonne volonté au carré… qui explique que si les rêves du travailleur syndiqué ne sont pas encore réalisés, c’est la faute au «passager clandestin». En clair, aux intérêts égoïstes de tel pays ou tel milieu qui ne joue pas le jeu de la solidarité; et préfère garder un degré de liberté.
Qui sont ces «profiteurs», aux yeux des experts du «progrès social»? En tout cas pas les accros aux «acquis» mais – entre autres – les Etats-Unis et même l’Allemagne rose-verte. Que les Etats-Unis soient le fief, non juste du capitalisme, mais des indépendants (ils y sont 50 millions!) est peut-être un élément de l’équation. Et dans les couloirs, on admet que le «tripartisme» de l’Organisation (…) du travail peine de plus en plus à trouver un «bien» commun entre salariat et plates-formes ou entre producteurs et consommateurs.
La gravité de l’heure fait peser le pour et le contre
«(…) Prenez garde au tabouret, il n’a que trois pieds, il faut que la bonne volonté tienne lieu du quatrième»: cette phrase tirée d’un livre du XIXe siècle laisse rêveur, quand on voit la «bonne volonté» de la «communauté internationale» et de son clergé de cent vingt-cinq mille onusiens (plus les millions de «plaideurs» de la «société civile») défier la gravité des vérités qui dérangent. En tout cas, ce texte a rendu compte de deux cas où le système onusien ne voit pas que le «bien» est plus d’une fois l’ennemi du «vrai», et que ses «experts de haut niveau» ne font que décliner les slogans des Objectifs du développement durable. C’est sans doute ce que voulait dénoncer l’artiste Miquel Barcelo, avec son plafond de la Salle des Droits de l’Homme qui change d’aspect selon l’angle. Un pied de nez à la pensée unique et aux réponses faciles qui éludent les questions sans réponse.