La croissance cause-t-elle une augmentation des inégalités sociales?

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société - Une étude de l’association Pro Persona

La décroissance est-elle crédible? Est-elle souhaitable?

11 Sep 2024 | Articles de Une

«Vous avez dit décroissance? Pas possible, vous êtes sérieux?». Pourtant, c’est une réalité: la réflexion sur la «décroissance» s’est imposée dans les débats traitant des questions économiques et écologiques. Volontairement provocateur, le terme suscite une vraie incompréhension chez ceux qui associent croissance à prospérité et à sortie de la pauvreté. D’où cette épineuse question: la décroissance, tant personnelle que collective, est-elle crédible? Est-elle souhaitable? Pour tenter de fournir des éléments de réponse, l’association Pro Persona a récemment publié une étude (*).

On peut faire remonter les précurseurs de la décroissance à des philosophes grecs. Par exemple, Epicure prônait la limitation individuelle des appétits. Mais il semble plus sensé de dater l’apparition de ce concept des années 1970, où émerge dans les débats économiques une critique de la croissance.
Après plus de vingt ans marqués par un boom économique dans les pays occidentaux, une réflexion s’engage sur la pérennité du système. En témoigne la demande du Club de Rome en 1972 et son texte «The Limits to Growth» (Les limites de la croissance). C’est donc au cœur des «Trente Glorieuses» et de la société de consommation, puis dans le contexte d’un choc pétrolier sans précédent, que s’est développée cette réflexion. Elle est revenue en force autour des années 2000, en réponse au souci du développement durable.
La force de la décroissance, comme mouvement de remise en cause, est à rechercher en l’alliance d’une contestation théorique de la croissance et d’une possible fécondité pratique à travers une nouvelle façon de vivre qui tente de se déployer dans des expérimentations concrètes.

Croissance infinie, planète finie?

Les partisans de la décroissance adressent plusieurs types de griefs à la croissance économique. Ils lui reprochent sa responsabilité dans la crise écologique, tout en considérant qu’elle cause une augmentation des inégalités sociales.
Pour eux, une société de croissance n’est pas soutenable dans le temps, parce qu’elle se heurte à la finitude de la matière. Une croissance infinie est incompatible avec une planète finie.
De plus, l’accroissement des inégalités renforce le diagnostic des partisans de la décroissance, qui observent cet accroissement dans les sociétés occidentales et entre les différentes parties du monde.
La croissance étant généralement assimilée à l’augmentation du Produit intérieur brut (PIB), la critique économique se prolonge dans celle de la construction des indicateurs et de leur signification. Ils symbolisent en effet un imaginaire social qui associe l’augmentation d’un PIB à la réalisation d’une promesse de bonheur. En outre, la critique se concentre sur la signification des indicateurs. Tout ce qui peut entretenir une économie orientée vers un «produire plus» ou un «consommer plus» selon des critères quantitatifs participe à un imaginaire collectif de croissance ainsi comprise.
Au-delà de l’approche économique de la finalité de la croissance, les partisans de la décroissance développent une réflexion philosophique sur le rapport de l’Homme à la technique. Ils voient dans son développement l’une des causes de la spirale qu’induit le culte de la croissance. La critique de la technique repose alors sur deux grands éléments: la fuite en avant du progrès technique, qui alimente en permanence la croissance; le mythe de la technologie comme seule solution aux problèmes écologiques et sociaux, en ignorant toute recherche alternative.

Une vie plus simple pour une vie meilleure

Cependant, la décroissance ne se limite pas à un mouvement théorique. Il s’accompagne de plusieurs expérimentations de changement dans les modes de vie. Au sein du mouvement de l’économie sociale et solidaire notamment ont émergé ces dernières années différentes pratiques, qui proposent d’aborder la vie économique selon une approche différente de celle de l’accumulation du profit.
Dans ce contexte, certains voient la décroissance comme une réaction face à la surproduction, la surconsommation, la création de besoins artificiels ou toute forme de gaspillage. Ils choisissent alors de vivre une «abondance frugale», une «sobriété heureuse» ou encore une «simplicité volontaire». Chacune de ces formulations développe des particularités et une couleur propre, mais toutes renvoient à des pratiques qui se ramènent au choix volontaire d’une vie plus simple en vue d’une vie meilleure.
Ces pratiques constituent un cadre qui se traduit par un style de vie libéré de l’obsession de la consommation, en recherche d’une plus grande qualité de vie, reposant sur des relations humaines intensifiées. Ce double mouvement de limite de la consommation et d’amélioration des relations humaines caractérise ces expériences, qui peuvent rejoindre la réflexion sur la décroissance.

La croissance, condition du développement?

Les textes chrétiens ne manquent pas lorsqu’on s’interroge sur la signification de la décroissance. Si les encycliques sociales ne se prononcent pas sur la question proprement économique, elles soulignent les liens et les différences entre croissance et développement. Le Pape Paul VI pose un regard positif sur la notion de développement mais affirme que ce dernier «ne se réduit pas à la simple croissance économique. Pour être authentique, le développement doit être intégral, c’est-à-dire promouvoir tout homme et tout l’homme » (**). En effet, la croissance porte en elle une certaine ambivalence lorsqu’elle se présente comme le but ultime poursuivi: «Nécessaire pour permettre d’être plus homme, elle l’enferme comme dans une prison dès lors qu’elle devient le bien suprême qui empêche de regarder au-delà». La croissance économique est ainsi considérée comme une condition du développement, mais ne peut constituer, à elle seule, la finalité de l’économie.
La focalisation sur la croissance quantitative relève pour le Pape François du paradigme techno-économique qui réduit la vision de l’homme à des processus techniques et économiques allant de pair avec une attitude de possession et de domination sur le monde. Face à cela, la «conversion écologique», à laquelle François invite, initie un mouvement de dépossession, ouvrant la possibilité d’une croissance spirituelle constitutive du développement intégral.
La décroissance peut alors être vue comme la conséquence d’un changement dans les comportements individuels vis-à-vis des habitudes de consommation.

Mettre la croissance au service du bien-être de l’Homme

Il faut reconnaître que l’on ignore aujourd’hui l’étendue des progrès techniques futurs. Cette incertitude empêche d’apporter une réponse définitive à la durabilité de la croissance ou à la nécessité d’une décroissance. Il ne s’agit pas tant de chercher à décroître que de continuer à interroger le rôle de la croissance dans les choix économiques, pour s’assurer qu’elle reste au service du développement de l’Homme.
Plutôt que de choisir entre croissance et décroissance, il convient d’accompagner de manière responsable le rythme de l’activité économique et son progrès qualitatif, pour qu’elle ne se limite pas à une accumulation matérielle et puisse réellement contribuer au bien de tous.

 

Michel Levron – Paris

(*) Pro Persona développe, dans un but non lucratif, une mission d’intérêt général à caractère scientifique, en contribuant à une recherche fondamentale et appliquée en faveur d’une finance au service de l’économie, une économie au service de la personne humaine. Elle s’adresse à un public large: acteurs de la vie économique et financière, enseignants et étudiants.

(**) Encyclique «Populorum progressio».

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