Jean-Philippe Brun dans son atelier.

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mobilité - Le plus ancien magasin de cycles du canton approche des 80 ans

Jean Brun, l’aristocrate du vélo

2 Oct 2024 | Articles de Une

Né aristocrate, devenu symbole ouvrier entre les deux guerres, le vélo fait depuis vingt ans son grand retour dans nos villes et sur nos routes. Plus encore depuis le confinement, enfourcher une bicyclette et synonyme de liberté. Si pédaler semble une évidence, la petite reine est en réalité le fruit d’un siècle d’innovations. Le plus ancien magasin de vélo de Genève, «Cycles Jean Brun» à Plainpalais, fêtera ses 80 ans en 2026. Il propose depuis 1946 des deux-roues personnalisés, dont certains sont aujourd’hui au musée.

Il y a le Tour de Romandie et le Tour de Suisse; la course cycliste Zurich-Genève en revanche n’existe pas. Pourtant, juste après la guerre, un jeune Zurichois à peine âgé de vingt ans fait le voyage de Genève, où il ouvre en 1946 un magasin de bicyclettes et se fait un nom en gagnant des compétitions. Il participe même aux Jeux Olympiques de Londres en 1948, où il gagne un diplôme, ce document remis aux huit premiers d’une course!
Ce jeune sportif, c’est Hans Brun, qui francise rapidement son nom en Jean Brun avant d’ouvrir l’arcade «Brun Sport» à la rue de Carouge. Installé Place du Cirque en 1951, «Cycles Jean Brun» (qui a renoncé la même année à la mention «Sport») est le plus ancien magasin de petites reines de Genève. «Un commerce de vélos existait déjà dans cet espace en 1900», raconte son petit-fils, Jean-Philippe Brun, l’actuel propriétaire. Dans l’atelier, il utilise encore un pied de vélo (le support auquel on accroche un vélo pour les réparations) datant de 1900!
A côté des nombreuses marques de cycles apparues ces quinze dernières années, dont la réputation est bâtie sur un marketing habile et des prix souvent élevés, Jean Brun incarne une certaine idée de la qualité et du service. «Mon grand-père avait une formation de mécanicien de précision, c’était un perfectionniste», raconte Jean-Philippe Brun. Ce souci du détail et du service traverse les générations dans cette famille qui compte aussi des horlogers en son sein.

Fabriqués en Suisse depuis 65 ans!

Jean Brun, le fondateur du commerce, a d’abord construit sa renommée sur ses exploits sportifs. «Il est venu à Genève avec son frère, qui lui a suggéré de participer à quelques courses cyclistes pour faire connaître le commerce. Il les a gagnées. Il a aussi remporté les championnats de Zurich», témoigne son petit-fils. Alors qu’aujourd’hui, les athlètes capitalisent sur leur nom au terme de leur carrière sportive, Jean Brun a adopté avec succès la démarche inverse.
En 1960, il crée sa propre marque de vélos, qu’il fait produire chez le fabricant suisse Cilo, avec des pièces, jantes, freins ou dérailleurs qu’il sélectionne chez divers fournisseurs pour composer des bicyclettes uniques. «Cycles Jean Brun» propose aujourd’hui encore ses propres vélos sous sa marque. Jean-Philippe Brun met un point d’honneur à ce qu’ils soient toujours fabriqués en Suisse, chez Tour de Suisse en Thurgovie et chez Aarios dans le canton de Soleure, «deux entreprises qui correspondent aux standards de qualité associés au nom Jean Brun», relève-t-il.
Philippe Brun, le fils de Jean, reprend le magasin en 1988. Jean-Philippe lui succède en 2018. «Les vélos urbains et les vélos sportifs sont restés l’ADN de notre magasin au fil des générations», explique ce dernier. La gamme offerte propose aussi quelques bicyclettes électriques, mais le cœur de Jean-Philippe vibre visiblement davantage pour les cycles mus par la seule force humaine. Ses clients partagent ses préférences, car les vélos sans assistance représentent de loin la majorité des deux-roues qu’il vend chaque année.

Pas de carbone made in Switzerland

Jean Brun ne propose plus de vélos de course de sa marque, car ces engins ne pesant que six à sept kilos grâce à leur cadre en carbone ne sont plus produits en Suisse. Il offre désormais des BMC ou des Stevens, ainsi que des vélos de sa marque, plus polyvalents, les gravels qui permettent de rouler sur différents sols, asphaltés ou non, avec leur géométrie orientée vers le confort et la possibilité de fixer des porte-bagages, leurs pneus plus larges et une transmission adaptée avec un étagement entre la route et le VTT. Avec leurs 7 à 9 kilos, ils sont bien moins lourds qu’un VTT et offrent sur route les sensations d’un vélo sportif.
«Mon grand-père disait qu’il ne savait pas ce que l’on pourrait encore améliorer sur les bicyclettes, raconte Jean-Philippe Brun. Il ne pouvait pas imaginer les dérailleurs électroniques, la généralisation des freins à disque ou le passage à douze vitesses sur un plateau de dérailleur unique».

Une nouvelle clientèle

Ces innovations ont accompagné le regain d’intérêt pour le vélo, dont la clientèle s’est élargie au-delà des sportifs qui avalent des kilomètres et des cols en fin de semaine. «Notre public est beaucoup plus féminin qu’il y a une vingtaine d’années», constate Jean-Philippe Brun. Dans le domaine du deux-roues aussi, les barrières de genre sautent: «Le cadre diamant pour les hommes et le cadre trapèze pour les femmes, c’est fini. Hommes et femmes choisissent la forme qui convient à leur usage du vélo».
A trois générations de Brun au guidon du commerce correspondent au moins trois générations de clients. Il existe un marché du «Jean Brun» de deuxième main. L’atelier remet régulièrement en état des cycles vieux de plusieurs dizaines d’années pour des propriétaires qui n’envisagent pas d’en changer.

Le vintage a la cote

La manifestation l’Eroica, née à Sienne en 1997 avec pour objectif de retrouver l’esprit des courses cyclistes d’antan, témoigne de l’intérêt pour les vélos «vintage», produits avant 1987 et disposant de leviers de vitesse sur le cadre, de gaines de frein extérieures au guidon et de cale-pieds avec sangles. La marque Jean Brun y est régulièrement représentée.
Jean-Philippe Brun possède d’ailleurs une collection de cycles Jean Brun couvrant les sept décennies d’activité du commerce. Un exemplaire est actuellement montré au Musée Rath de Genève dans le cadre de l’exposition «Vélo. Equilibres en mouvement», à voir jusqu’au 13 octobre.
Peu de marques et peu de commerces peuvent se targuer d’avoir traversé trois quarts de siècle en proposant un seul produit, dont ils ont accompagné l’évolution pas à pas. Animé par des passionnés, Cycles Jean Brun est de ceux-là.

 

Cesare Accardi

GROS PLAN

Jean-Philippe Brun, du vélo à la musique

 

À 37 ans, Jean-Philippe Brun appartient à la première volée d’apprentis ayant fait un CFC de mécaniciens sur vélo, entre 2002 et 2005. Auparavant, le CFC combinait vélos et vélomoteurs. Le changement d’orientation de l’apprentissage témoigne de la descente aux enfers du «boguet», comme l’on disait.
Parallèlement, Jean-Philippe fait une Maturité professionnelle, ce qui lui permet notamment d’enseigner aujourd’hui le tambour au Conservatoire populaire. Batteur de jazz à ses heures, il est pour l’heure sans engagement fixe dans un groupe.
Il ne se sentait pas attiré par les études, ce qui l’a mené très naturellement à la mécanique sur vélo. «Jamais mon père n’a fait pression, raconte-t-il; pour lui être le fils d’un champion avait sans doute été difficile à porter et il m’a laissé pleine liberté.»
Alors que son grand-père et son père exploitaient seuls le magasin, Jean-Philippe Brun a bâti une équipe de quatre personnes, lui compris, dont un apprenti. «C’est notamment la condition pour avoir la liberté de jouer et d’enseigner de la musique», explique cet homme souriant.

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