LA CHRONIQUE JURIDIQUE de Me Patrick Blaser - Fixation des loyers
Il y a immeuble ancien et immeuble ancien!
Le Tribunal fédéral vient récemment de publier un arrêt de principe (ATF4A_583/2023 du 12 août 2024), par lequel notre haute juridiction précise à quelles conditions un immeuble peut être qualifié d’ancien et permettre ainsi que ses loyers puissent être fixés en fonction des loyers usuels du quartier et non pas d’un calcul de rendement.
Le cas d’espèce jugé par le Tribunal fédéral opposait un bailleur à ses locataires à propos de la fixation de leur loyer initial. Les locataires soutenaient que leur loyer devait être fixé selon le calcul de rendement, alors que le bailleur s’opposait au principe d’un tel calcul, compte tenu que son immeuble était ancien, puisqu’il avait été construit en 1960.
La spécificité du litige résidait dans le fait que l’immeuble avait été l’objet de plusieurs transferts de propriété, intervenus au cours de ces trente dernières années. La question posée était de savoir si c’était la seule date de la construction de l’immeuble qui devait prévaloir pour admettre le caractère ancien de l’immeuble, ou s’il fallait tenir compte desdits transferts de propriété pour le dénier.
Les faits jugés par le Tribunal fédéral
Les faits soumis à l’appréciation du Tribunal fédéral étaient en résumé les suivants.
Il ressort de l’état de fait que l’immeuble avait été construit en 1960, soit largement au-delà des trente ans permettant de qualifier un immeuble d’ancien. En 1986, trois personnes physiques ont acquis le capital-actions de la société immobilière propriétaire de l’immeuble concerné.
En 1998, les trois actionnaires ont liquidé leur société immobilière et acquis en leur nom l’immeuble, moyennant l’inscription d’une créance dans les comptes de la société à l’encontre de trois acquéreurs, à hauteur du prix de vente. Par la suite, en 2014, les trois mêmes acquéreurs ont revendu leur immeuble à une société anonyme dont ils étaient eux-mêmes les actionnaires. Au vu de ces faits, le bailleur a soutenu qu’il ne s’agissait pas de transferts de propriété stricto sensu, mais d’opérations neutres puisque ses actionnaires, lors de la transaction de 2014, apparaissaient en même temps en être les vendeurs. Par conséquent, l’immeuble devait bien être qualifié d’ancien.
Les tribunaux cantonaux n’ont toutefois pas suivi ce raisonnement du bailleur et jugé que chaque transfert de propriété l’avait été entre des personnes juridiques différentes. Par conséquent, l’immeuble ne pouvait pas être qualifié d’ancien, puisque la dernière transaction entre personnes juridiques différentes remontait à 2014.
Ce qui a finalement été confirmé par le Tribunal fédéral.
Calcul de rendement ou loyers comparatifs?
A titre liminaire, le Tribunal fédéral rappelle dans son arrêt les principes applicables en cas de contestation d’un loyer initial.
S’agissant d’un loyer initial, le locataire peut le contester lorsqu’il l’estime abusif, au motif qu’il permet au bailleur d’obtenir un rendement excessif de l’objet loué. Cela étant, le loyer est présumé non abusif lorsqu’il se situe dans les limites des loyers usuels pratiqués dans la localité ou dans le quartier.
Le contrôle de l’admissibilité du loyer initial ne peut s’effectuer qu’à l’aide de la méthode absolue, laquelle sert à vérifier concrètement que le loyer ne procure pas un rendement excessif au bailleur compte tenu:
• des frais qu’il doit supporter
ou
• des prix du marché.
Dans ce cadre, les deux critères absolus que sont:
• celui du rendement (fondé sur les coûts)
et
• celui des loyers du marché (loyers comparatifs)
sont antinomiques et par conséquent exclusifs l’un de l’autre.
Ainsi, le critère fondé sur un calcul concret et individuel du coût (soit le rendement net) ne peut pas être combiné avec des facteurs liés au marché (loyers usuels).
Critères du rendement et des loyers comparatifs
Le critère du rendement se base sur le rendement net des fonds propres investis.
Dans ce cadre le loyer doit d’une part, offrir un rendement raisonnable par rapport aux fonds propres investis, et d’autre part, couvrir les charges immobilières.
Le critère des loyers usuels est fondé sur les loyers du marché.
Les loyers du marché qui sont à prendre en considération sont définis dans l’Ordonnance sur le bail à loyer et le bail à ferme d’habitations et de locaux commerciaux (OBLF; RS 221.213.11).
Il s’agit des loyers de locaux comparables à l’objet loué quant à:
• l’emplacement;
• a dimension;
• l’équipement;
• l’état;
• l’année de construction.
Sont exclus de ces loyers comparatifs admissibles les loyers qui découlent du fait qu’un bailleur ou un groupe de bailleurs domine le marché. En revanche, les statistiques officielles peuvent être prises en considération.
Preuve des loyers usuels
Il appartient au bailleur de prouver que le loyer contesté par un locataire dans un cas particulier est conforme aux loyers de logements comparables, tels qu’ils sont définis dans l’OBLF et mentionnés ci-dessus. Dans ce contexte, la preuve des loyers usuels dans la localité ou le quartier peut être rapportée au moyen de deux méthodes différentes.
La première méthode permet au bailleur de se baser sur des logements de comparaison, lesquels doivent être au nombre minimal de cinq et présenter les mêmes caractéristiques que le logement dont le loyer est contesté quant à l’emplacement, la dimension, l’équipement, l’état et l’année de construction, tout en tenant compte de l’évolution récente de leurs loyers au regard du taux hypothécaire et de l’indice suisse des prix à la consommation. Cela à l’exclusion des loyers découlant du fait qu’un bailleur ou un groupe de bailleurs domine le marché.
La seconde méthode permet au bailleur de se fonder sur des statistiques officielles, pour autant qu’elles existent pour la localité ou le quartier concerné et qu’elles contiennent des données suffisamment différenciées et dûment établies.
Cela étant, le critère des loyers usuels est applicable de manière subsidiaire par rapport au critère absolu du rendement net, qui garde la priorité. Ce principe a pour conséquence que le locataire qui conteste son loyer peut toujours tenter de prouver que son loyer procure au bailleur un rendement excessif.
Toutefois, il sera fait application du critère des loyers usuels lorsqu’il apparaît qu’il est impossible, ou relativement difficile, de déterminer le caractère excessif de rendement net du loyer contesté.
… ou la dernière acquisition remonte à trente ans au moins.
Immeubles anciens: statut
particulier
Toutefois, les règles qui précèdent ne s’appliquent pas dans un cas particulier, celui des loyers pratiqués dans les immeubles anciens.
Est considéré comme un immeuble ancien celui dont:
• la construction remonte à trente ans au moins;
ou
• la dernière acquisition remonte à trente ans au moins,
et cela à partir du moment où débute le bail dont le loyer initial est contesté.
Autrement dit, le délai de trente ans mentionné ci-dessus commence à courir à partir de la date de la construction de l’immeuble, ou à la date de sa dernière acquisition, et il doit être échu au moment où débute le bail dont le loyer est contesté.
Pour les immeubles anciens, répondant aux critères mentionnés ci-dessus, la hiérarchie des critères absolus pour contrôler un loyer est inversée.
Dans le cadre des immeubles anciens, le critère des loyers usuels l’emporte effectivement sur le critère du rendement net des fonds propres investis.
Pour les immeubles anciens, il apparaît en effet que les pièces comptables nécessaires pour déterminer les fonds propres investis en vue de calculer le rendement net font fréquemment défaut ou font apparaître des montants qui ne sont plus en phase avec la réalité économique actuelle.
A ce propos, le Tribunal fédéral rappelle dans son arrêt qu’il y a effectivement lieu de traiter de façon spécifique les immeubles anciens pour, précisément, contrer les deux obstacles qui se dressent à l’encontre de la méthode de rendement net des fonds propres:
• le premier obstacle tient à la détermination du prix de revient, respectivement des fonds propres investis, les pièces comptables faisant fréquemment défaut;
• le second obstacle a trait au montant de l’investissement, qui n’apparaît plus en phase avec la réalité économique actuelle.
Il résulte de ce qui précède qu’un immeuble même ancien, car construit il y a plus de trente ans, n’est juridiquement pas considéré comme ancien dans la mesure où la dernière acquisition le concernant remonte à moins de trente ans.
Dans ce dernier cas en effet, les pièces relatives à une telle acquisition devraient encore exister et comprendre les données nécessaires. Par ailleurs, les chiffres qui en ressortent n’apparaîtront pas comme étant surannés.
Dans ce cadre, le Tribunal fédéral a été amené à rendre plusieurs arrêts qui «trahissent», comme le reconnait lui-même ledit Tribunal fédéral, la difficulté inhérente à appliquer une telle délimitation dans certains cas.
Acquisition par succession d’un immeuble ancien
S’agissant d’abord d’une acquisition d’un immeuble locatif par voie de succession, le Tribunal fédéral distingue entre l’acquisition par succession légale et l’acquisition entre vifs lors d’un partage ultérieur.
En effet dans le premier cas, l’acquisition par succession légale n’offre pas les données nécessaires à un calcul de rendement. Les héritiers succèdent au défunt et ne peuvent prétendre qu’au rendement admissible des investissements faits par le défunt lui-même. La valeur vénale de l’immeuble au décès, respectivement au moment de la dévolution légale aux héritiers, est donc sans pertinence pour déterminer le loyer admissible.
Au contraire, dans le second cas, soit à l’occasion d’une convention de partage successoral, les héritiers attribuent à l’immeuble une valeur réelle dont il est possible de tenir compte.
S’agissant du cas spécifique d’un partage successoral ne portant que sur une partie de la succession, sans qu’un lien avec la valeur même des immeubles ne soit établi, le Tribunal fédéral a jugé que ce partage partiel n’était pas déterminant, respectivement qu’il ne permettait pas un calcul de rendement.
Concernant l’acquisition d’un bien immobilier locatif intervenant dans le cadre de la liquidation d’un régime matrimonial, le Tribunal fédéral a jugé que les principes applicables à une acquisition par succession légale l’étaient également à l’occasion d’une liquidation de régime matrimonial, dans la mesure où les époux avaient fixé le prix du bien immobilier appelé à devenir la propriété de l’un des conjoints.
Transfert d’un immeuble ancien dans le cadre d’une fusion
En cas de transfert d’immeubles opéré dans le contexte d’une fusion par absorption, le Tribunal fédéral a jugé qu’un tel transfert n’était pas assimilable à une vente.
En effet, il faut considérer dans ce cas que la société absorbante prend la place de la société absorbée, avec tous les droits et obligations y afférents. Dans ce cadre, la société absorbante ne procède pas à un investissement pour acquérir l’immeuble de la société absorbée. De la sorte, il n’y a en principe pas de modification des bases du calcul.
En cas de transfert d’un immeuble lié à la fusion de deux institutions de prévoyance, la situation juridique est la même. Ainsi, dans ce cas également, seuls sont pertinents pour un calcul de rendement les fonds investis à l’époque par la société absorbée pour construire ou acquérir l’immeuble, faute de modification des bases de calcul au motif que le prix correspondant ne peut pas, en règle générale, être considéré comme la valeur d’achat de l’immeuble.
En effet, le prix de vente des actions ne reflète pas nécessairement la valeur de l’immeuble social, puisqu’il est également dépendant des diverses particularités, telles les dettes sociales et hypothécaires, les actifs non immobiliers (réserves latentes après déduction de la charge fiscale latente), la créance de l’actionnaire, ainsi que les recettes et dépenses de la société.
C’est compte tenu des critères qui précédent que le Tribunal fédéral a finalement avalisé les décisions cantonales qui avaient, dans le cas d’espèce, jugé que l’immeuble, bien que construit il y a plus de trente ans, ne pouvait toutefois pas être qualifié d’ancien, puisqu’il avait fait l’objet de divers transferts de propriété durant les trente dernières années.
Il résulte de ce qui précède que, juridiquement, un immeuble ne peut être qualifié d’ancien qu’à la double condition:
• d’avoir été construit plus de trente ans avant la conclusion du bail
et
• de n’avoir pas fait l’objet d’une vente immobilière pendant les trente années précédant la conclusion du bail.