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ARCHITECTURE - Un entretien avec Patrick Devanthéry

«Il faut être extrêmement curieux»

25 Jan 2023 | Articles de Une

Longtemps associé à Inès Lamunière, Patrick Devanthéry est considéré comme un important architecte suisse contemporain. Discussion à bâtons rompus avec celui qui a aussi enseigné cet art et cette technique qui doivent conjuguer forme et fonction.

– Patrick Devanthéry, quelle est votre définition de l’architecture?
– L’architecture, c’est probablement la seule bonne solution que l’on ait trouvée pour que les hommes et les femmes se sentent à l’aise sous un toit et puissent développer des activités, être fondamentalement protégés et aussi être représentés, d’une certaine manière, par l’architecture. J’ai parlé d’un toit, d’avoir chaud, et j’ai parlé d’une forme de fronton qui fait que l’on commence à se représenter. L’homme assis au pied d’un arbre, c’est déjà une forme d’architecture assez importante. Puis vint la cabane. En même temps arrivèrent les temples, deux colonnes surmontées d’un fronton. Une représentation, en quelque sorte.

– Cette technique et cet art sont-ils bien illustrés en Suisse romande? Y-a-t-il une architecture de qualité dans notre pays?
– S’il y a une chose de qualité en Suisse, c’est l’architecture. Pour quelles raisons? Certainement, la formation y est bonne. Et depuis de nombreuses générations, il y a une pratique des concours, de l’ouverture des marchés de manière très large. La pratique, en Suisse, fait que l’architecte n’est pas spécialisé ou cantonné dans un domaine particulier comme c’est le cas dans certains pays. La possibilité qu’ont beaucoup de nouveaux architectes de développer des projets sans avoir besoin de faire de la répétition de ce qu’ils ont appris ou déjà réalisé est aussi un motif de la qualité de l’architecture dans ce pays. En Suisse, on a la chance, grâce aux concours et aux marchés publics, qui sont relayés par le marché privé, de développer des architectures de qualité. Dans les années quatre-vingt, c’était l’architecture tessinoise qui avait particulièrement le vent en poupe, puis on a eu de grandes stars de l’architecture en Suisse, et la qualité moyenne générale est haute.

– Sur le site Internet de votre bureau, on lit que l’architecture «recherche l’essence du lieu. Les projets essaient de relever l’emblématique et le significatif de l’architecture et du contexte urbain». Quelle est l’importance du contexte en architecture?
– Il y a plusieurs postures, dont deux extrêmement caractéristiques, incarnées par les architectes Jean Nouvel et Rem Koolhaas. Nouvel dit que tout naît du contexte du site, du client, de la symbolique, de l’histoire de l’architecture d’aujourd’hui. Et Rem Koolhaas suggère gentiment «fuck the context». Rem Koolhaas, né en 1944, est probablement la plus grande star de l’architecture de la fin du XXe siècle, qui a écrit le fameux livre «Delirious New York». Il a construit certains des bâtiments les plus importants dans le monde. En écartant le contexte, pour parler de «contextualité», il écarte la forme au profit du processus et de l’expérience. Il en a joué à fond pour chercher les conditions les plus exceptionnelles pour l’émergence d’une forme. Jean Nouvel s’appuie plutôt sur le contexte au sens large. Notre bureau dl-c s’inscrit plus dans l’idée du contexte à la Jean Nouvel. Un autre point est essentiel: celui de l’adéquation. Qu’est ce qui est adéquat à un moment donné, à un certain lieu et à un client, et pas seulement à notre existence d’architecte plus ou moins formaliste?

L’Opéra de Lausanne.

– Le fait que la Suisse soit très densifiée et que seul un tiers du territoire puisse être construit influence-t-il le processus architectural, peut-être appelé à davantage tenir compte du contexte ?
– Etre raisonnable et rationnel? Peut-être. En même temps, si l’on postule que le territoire est réduit, on devrait monter plus haut. Pensons à Hong Kong: quand on n’a pas de terrain, on construit en hauteur. On est très loin de dire que la réponse à la demande serait de faire de Genève, par exemple, une ville avec soixante tours de 140 mètres de haut. Je pense aussi, à de rares exceptions près, que l’on n’est pas à la recherche de l’exceptionnel et du sensationnel en permanence, contrairement à ce qui peut se passer ailleurs. Ce qu’on a vu dernièrement au Qatar, c’est une succession de «folies». L’architecture comme pur phénomène sensationnel existe. Prenons l’exemple de Bilbao. Mais l’on sait aussi qu’il ne suffit pas de faire une architecture exceptionnelle pour faire un bon musée. Ou un bon maire: car l’on sait que fondamentalement ces architectures exceptionnelles sont au service d’une politique, d’une forme symbolique.

– Actuellement, en Suisse, quelques friches industrielles doivent être repensées. Qu’en faire?
– Les friches sont de très grandes opportunités, exceptionnelles. Il n’en reste plus beaucoup dans nos régions. A Genève, la friche de Sécheron, qui a duré vingt ans en tant que friche, est aujourd’hui un incroyable ensemble urbain dans lequel il y a les plus belles et importantes constructions tertiaires de Genève: on y trouve l’OMS, l’ex-siège de Merck-Serono devenu bâtiment universitaire. Tout ce quartier a été une occasion fabuleuse de développer un pôle tertiaire important. Aujourd’hui, c’est tout le site de la Praille qui est à l’étude, sans doute depuis trop longtemps… Fondamentalement, du point de vue politique, l’on souhaite développer ces friches, en les contrôlant, et c’est légitime. En même temps, on sait aussi que l’on n’impose pas des affectations, qui ne peuvent être décrétées. Si personne ne vient, c’est vide et cela ne fonctionne pas. Il faut que l’urbanisme soit en amont de ce qui va se construire, qu’il donne des possibles mais qu’il ne fige rien. L’investisseur doit y trouver son compte. Si ce n’est pas le cas, c’est fini. Autre friche très intéressante, celle de Malley à Lausanne. L’urbanisme utilisé a été suffisamment intelligent pour offrir des possibles qui font qu’aujourd’hui il y a du logement qui se développe, des petites industries qui peuvent s’installer. Il faudrait avoir une approche plus pragmatique et souple.

Une crèche à Meyrin/GE.

– De ce point de vue, la réglementation concernant les zones est-elle trop sévère en Suisse?
– Parfois, on «pignole». Il y a de nouveaux modèles de plans de quartier qui permettent de laisser les choses plus ouvertes. Des grands principes sont indiqués, notamment en volumétrie. C’est vrai que les questions volumétriques sont très importantes; ce sont des enjeux très forts. Quand on se bat contre l’avis majoritaire d’une population opposée au projet, on perd. Donc il faut plutôt essayer de trouver des manières de dialoguer, sur les affectations aussi, car elles peuvent provoquer des nuisances. Ces solutions concertées pourront exister s’il y a une demande et une possibilité de bâtir.

– Vous avez réalisé beaucoup de transformations-rénovations d’immeubles: le fameux hôtel Cornavin à Genève, l’hôtel Cristal, la Tour RTS, l’Opéra de Lausanne et de nombreuses autres réalisations. Qu’est-ce qui vous intéresse le plus dans ces mandats?
– Cela a commencé au début de ma carrière commune avec Inès Lamunière. Le patrimoine moderne – des années trente – que nous admirions tombait en décrépitude dans les années nonante. Et pour nous, cela été l’occasion fabuleuse de restaurer Bellerive Plage, l’Aula de l’EPFL, où il y a un rapport à la matière, au béton, au travail de l’homme, qu’il fallait restaurer. Au fur et à mesure, cela s’est développé sur d’autres projets. Nous avons dû aussi transformer ces objets. Typiquement, l’hôtel Cornavin a ainsi été rehaussé de trois étages. La Tour TV, à part les poteaux et quelques dalles, c’est une construction neuve. L’Hôtel de Ville de Payerne également: on a gardé le squelette du bâtiment, sur lequel on a posé une enveloppe, un «rideau», pour le protéger. Et ces projets étaient développés en même temps que des constructions nouvelles, par exemple à l’école primaire genevoise de Cressy, avec une double peau en verre. Dans les années 2000, il y avait la grande question, déjà, des économies d’énergie et de la ventilation. On avait deux ou trois solutions technologiques, mais on s’intéressait à trouver des solutions architecturales pour résoudre ces problèmes. L’art et la technique sont extrêmement liés, car les solutions peuvent être technologiques ou artistiques. L’un des enjeux actuels est de savoir comment, de quelle manière, les enjeux énergétiques et du développement durable vont se refléter dans la forme architecturale. L’addition de contraintes technologiques ne fait pas de l’architecture. Comment inventer quelque chose à partir de là? Telle est la question.

– Que diriez-vous à un jeune qui s’intéresse à devenir architecte?
– Il y a beaucoup de jeunes à qui j’ai enseigné. La première chose, c’est la curiosité: il faut être extrêmement curieux. S’intéresser vraiment et concrètement aux choses que l’on voit: c’est fait en quoi, en quelle matière, est-ce facile à mettre en place, est-ce beau? Et il faut voir beaucoup d’architecture. Mais voir vraiment, voir en vrai, pas seulement des images des réseaux sociaux, aussi parfaites soient-elles. Une curiosité qui fait poser des questions. Une de mes chances est d’avoir pu voir beaucoup d’architecture dans le monde.

 

Propos recueillis par Laurent Passer

GROS PLAN

 

Patrick Devanthéry est né à Sion en 1954 et obtient son diplôme d’architecture à l’EPFL en 1980. Il est membre de l’Institut Suisse de Rome en 1981-82 et devient maître-assistant à l’Ecole d’architecture de l’Université de Genève, où il dirige le cycle de conférences «Patrimoine moderne et conservation» en 1988-94. Il est co-rédacteur de la revue «Faces – Journal d’architectures» de 1989 à 2004.
En 1996 et 1999, il est professeur invité à la Graduate School of Design de l´Université de Harvard. Président de maints jurys de concours internationaux, il est également président de la Fédération des architectes suisse (FAS) en 2005-2007 et a fait partie du Comité central de la SIA. Il reçoit le Prix Meret Oppenheim en 2011.
Il co-dirige le bureau dl-c designlab-construction à Genève (www.dl-c.ch), qui vient notamment de remporter le concours d’un complexe scolaire avec garderie, piscine et salle de sport à Echandens/VD.