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éthique - Une étude de l’association Pro Persona

Grandes fortunes: un privilège et un devoir

17 Avr 2024 | Articles de Une

C’est ainsi: notre époque voit la création de très grandes fortunes, bien supérieures à celles du passé. Conséquence inévitable: de nombreuses voix – pas toujours exemptes de jalousie – s’élèvent contre cette situation, évoquant des inégalités ainsi générées et contestant le pouvoir et l’influence des «ultra-riches». Pourtant, ces fortunes sont en général la conséquence du succès d’entreprises et donc de leurs fondateurs. D’où cette difficile question: quelle est la responsabilité morale des détenteurs de grande fortune? Pour tenter de donner des éléments de réponse, l’association Pro Persona a récemment publié une étude*. Extraits.

Quelle est la responsabilité morale des détenteurs de grande fortune?

Le constat est sans appel: sur notre planète, il y a des gens extrêmement riches. Ainsi, les dix premières fortunes mondiales dépassent chacune les 96 milliards de dollars, soit à peu près autant d’euros et presque autant de francs suisses; les détenteurs de ces fortunes sont tous des propriétaires d’entreprises. Les 500 premières valent chacune plus de 5 milliards.
Résultat :le contraste est saisissant avec les plus pauvres. Selon certaines ONG, les 85 personnes les plus riches du monde concentrent autant de moyens que la moitié la moins riche de la population du globe.
Bien sûr, on peut émettre des réserves sur les calculs. Mais il est clair que la fortune détenue collectivement par les très riches est massivement supérieure à l’ensemble des ressources des plus pauvres. De plus, dans la période récente, la hausse des marchés financier et immobilier a fortement profité aux personnes fortunées.

Pas de «justice corrective»

La première question à évoquer est celle de la juste propriété des actifs économiques. Sauf à les donner pour l’essentiel à l’Etat, ils sont propriété de quelqu’un.
Dans ce contexte, on pourrait soutenir que la tendance à une forte inégalité est inévitable, même s’il est possible de la corriger. On pourrait ajouter que les fondateurs de ces entreprises n’ont rien usurpé directement à qui que ce soit (hors exceptions…) et notamment pas aux masses pauvres. Ce n’est pas non plus principalement une question du partage de la valeur dans l’entreprise, puisque les salariés de ces firmes sont plutôt mieux rémunérés que la moyenne.
Ainsi la justice corrective (justice dans les échanges) ne fournit pas de critère manifeste et général. Mais cela ne clôt pas pour autant les interrogations. Avant même la question de la justice distributive, l’interrogation essentielle porte sur l’impact au sein de la société du pouvoir que de telles fortunes peuvent conférer.

Conséquences économiques et parfois politiques

L’existence de très grandes entreprises et la concentration de moyens qui en résulte est la source de pouvoirs économiques considérables, y compris pour leurs propriétaires. Mais il faut également constater que cela donne également du pouvoir aux dirigeants de ces entreprises, notamment lorsque la détention en est diffuse. En effet, quand l’actionnariat est dispersé, le dirigeant a davantage de pouvoir.
On doit examiner leur action d’abord sous l’angle de leur respect des règles de la vie commune (concurrence, contribution fiscale…) et en mesurant l’impact de leurs décisions sur la vie économique des pays d’implantation. Le risque peut apparaître également sur le terrain politique.
Prendre en compte ces différentes dimensions constitue une action minimale des pouvoirs publics, pourtant loin d’être mise en œuvre comme il serait souhaitable.
Deux types de réflexions sont alors possibles.
D’un côté, on peut examiner l’action de ces très grandes fortunes ou de ces entreprises sous l’angle de l’exercice de leur responsabilité envers la société.
De l’autre, on peut poser la question de la remise en cause éventuelle d’une telle situation inégalitaire dans son principe.

Effets sociaux et culturels: pour quels objectifs?

Un aspect particulier est le pouvoir social et culturel que donne une très grande fortune. L’éthique conduit à souligner les devoirs correspondants, qui sont considérables et très souvent assumés quoi qu’en disent certains idéologues. Historiquement, à côté des pouvoirs publics et de l’Eglise, les détenteurs de moyens importants ont joué un rôle décisif dans le développement de la civilisation, notamment des arts et lettres, de l’économie et d’autres causes. Mais, à l’époque, la culture collective leur imposait une exigence sociale et d’éthique personnelle ou… de vanité bien orientée.
Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Certains ne se sentent pas de devoir. D’autres utilisent leur argent pour des fondations, ce qui est plutôt bien en soi. Mais la question se pose alors des objectifs poursuivis. L’enjeu est énorme car ils disposent de sommes immenses leur permettant d’orienter la société dans un sens ou un autre. Or, les orientations de leurs détenteurs sont souvent dominées par les modes idéologiques, parfois contestables, de l’époque.

Réduire les inégalités: la fausse solution d’une réponse d’ordre général

L’exigence morale qui s’impose aux détenteurs de grandes fortunes est à la fois très forte et incontournable. Reste l’inégalité comme telle. La question de l’action possible est complexe.
Certains militent pour la création d’un impôt mondial sur la fortune, avec des taux relativement élevés (5% par exemple), qui aboutirait sans nul doute à une élimination progressive de ces fortunes. D’évidence, ce ne sont pas des mesures réalistes dans le contexte mondial existant, même si la question d’un impôt sur la fortune plus réduit est en soi légitime. Surtout, le produit fiscal direct et donc l’aide possible pour les pauvres serait modeste en regard de l’ampleur de ce bouleversement et par comparaison avec d’autres ressources fiscales, bien plus performantes.
Un tel impôt n’a donc de sens qu’en vue d’une transformation radicale de la structure de l’économie. La question posée par de telles mesures est celle du contrôle des grandes entreprises. Hors très grande fortune ou fondation, il est exercé soit par un capital dispersé, soit par l’Etat. Mais il n’est pas démontré que la dispersion du capital soit un net progrès. Quant à la détention publique, elle n’emporte pas d’emblée l’adhésion. Pour le moins…
Il ne semble donc pas que la réponse puisse être d’ordre général. Si un pouvoir privé est jugé trop grand, ou exercé de façon réellement nocive, on peut avoir à le fractionner, comme dans les lois antitrust ou les réformes agraires. On peut aussi avoir à encadrer l’exercice de la détention par les propriétaires. Mais il faut examiner au cas par cas les effets positifs et négatifs des mesures en question.

 

Michel Levron – Paris

* Pro Persona développe, dans un but non lucratif, une mission d’intérêt général à caractère scientifique en contribuant à une recherche fondamentale et appliquée en faveur d’une finance au service de l’économie et une économie au service de la personne humaine. Elle s’adresse à un public large: acteurs de la vie économique et financière, enseignants et étudiants.

GROS PLAN

Le cri d’indignation
du Pape François

 

Le «Compendium de la Doctrine sociale de l’Eglise» rappelle que «les biens, même légitimement possédés, conservent toujours une destination universelle. Les Pères de l’Eglise insistent sur la nécessité de la conversion et de la transformation des consciences des croyants plus que sur les exigences de changement des structures sociales et politiques de leur époque, en pressant ceux qui s’adonnent à une activité économique et possèdent des biens de se considérer comme des administrateurs de ce que Dieu leur a confié».
Plus récent: le cri d’indignation du Pape François dans son exhortation apostolique «Evangelii gaudium» :«J’exhorte les experts financiers et les gouvernants des différents pays à considérer les paroles d’un sage de l’Antiquité: ne pas faire participer les pauvres à ses propres biens, c’est les voler et leur enlever la vie. Ce ne sont pas nos biens que nous détenons, mais les leurs. Et plus loin: «L’argent doit servir et non pas gouverner. Le Pape aime tout le monde, riches et pauvres, mais il a le devoir, au nom du Christ, de rappeler que les riches doivent aider les pauvres, les respecter et les promouvoir. Je vous exhorte à la solidarité désintéressée et à un retour de l’économie et de la finance à une éthique en faveur de l’être humain».