LA CHRONIQUE JURIDIQUE de Me Patrick Blaser - Estimation fiscale immobilière
Genève doit revoir sa copie
Lors d’une votation populaire de juin 2023, les Genevois avaient accepté les dernières modifications législatives en matière d’estimations fiscales immobilières adoptées en novembre 2022 par le Grand Conseil. Ces modifications ont toutefois fait l’objet d’un recours jusqu’au Tribunal fédéral. Et à ce dernier échelon… Surprise! En effet, le Tribunal fédéral a, par son arrêt du 28 février 2025, décidé d’annuler certaines des dernières modifications adoptées par le Grand Conseil et acceptées en votation populaire.
L’estimation immobilière… une certaine importance pour les propriétaires!
Les modifications en question concer-nent plus spécifiquement la Loi sur les estimations fiscales de certains immeubles (ci-après la LEFI 2022) et la Loi sur l’imposition des personnes physiques (ci-après la LIPP).
Avant d’aborder l’arrêt du Tribunal fédéral du 28 février 2025 (ATC 9C_606/2024), il convient brièvement de le replacer dans son contexte. En matière immobilière, le droit fiscal fédéral pose le principe selon lequel l’estimation fiscale des immeubles doit correspondre à leur valeur vénale.
Or, à Genève les valeurs fiscales des immeubles non locatifs (en particulier les villas et les appartements PPE) peuvent s’avérer inférieures à leur valeur vénale. D’où la nécessité d’apporter les modifications nécessaires à la législation fiscale genevoise en matière de fixation des valeurs fiscales immobilières. C’est à cette tâche que s’est attelé le Grand Conseil genevois.
LEFI 2018: première majoration
de 7% des valeurs fiscales
immobilières!
Pour rappel, en date du 22 novembre 2018, le Grand Conseil genevois avait modifié plusieurs dispositions de la LEFI (2018) en fixant dans la loi que:
• la durée de validité des estimations de la valeur fiscale de certains immeubles devait être prorogée pour une nouvelle durée de 10 ans, soit jusqu’au 31 décembre 2028;
• la valeur fiscale de ces immeubles au 31 décembre 2018 devait toutefois être majorée de 7% et reconduite jusqu’au 31 décembre 2028, sans nouvelle estimation par une commission d’experts.
Dans ce cadre, il convient de préciser que la dernière estimation fiscale individuelle de ces immeubles, par une commission d’experts, remontait à 1964. Depuis, ces estimations fiscales ont régulièrement été reconduites, avec toutefois des augmentations linéaires. Et la dernière en date est précisément celle fixée à 7% par la LEFI 2018.
La LEFI 2018 retoquée par la Cour de Justice
Cela étant, et suite à un recours dirigé contre la LEFI 2018, la Cour de Justice de Genève a jugé, par son arrêt du 20 décembre 2019, que la majoration de 7% ne respectait pas le principe de l’égalité de traitement et de l’imposition selon la capacité contributive du contribuable.
Par conséquent, la Cour de Justice a invité le Grand Conseil à revoir sa copie.
Le Grand Conseil s’est acquitté de la tâche imposée par la Cour de Justice, en adoptant le 4 novembre 2022 une nouvelle version de la LEFI (ci-après LEFI 2022).
Suite à un référendum, cette LEFI 2022 a été adoptée lors de la votation populaire du 18 juin 2023.
La LEFI 2022 prévoit en particulier les modifications principales suivantes:
• la durée de validité des estimations de la valeur fiscale des immeubles concernés est prorogée pour une durée indéterminée (et non plus pour une durée limitée à 10 ans);
• la valeur fiscale de ces immeubles doit toutefois être majorée de 12% et reconduite pour une première période fiscale;
• à compter de la deuxième période fiscale, la valeur fiscale fixée ci-dessus doit être indexée chaque année à l’indice genevois du prix à la consommation (ci-après l’IGPC); cette indexation annuelle ne doit toutefois pas excéder 1%;
• en contrepartie de cette majoration:
– le taux d’impôt immobilier complémen-
taire pour les résidences principales est
abaissé de 0,1% à 0,02%;
– l’impôt sur la fortune est diminué
de 15%;
• par contre, le taux de l’impôt sur les gains immobiliers passe à 2% lors de la vente d’un bien immobilier détenu depuis plus de 25 ans.
En outre, la LEFI 2022 prévoit que l’adaptation de la valeur d’estimation doit être suspendue jusqu’à la prochaine évaluation, dans certains cas liés à une succession, une liquidation de régime matrimonial ou une donation lorsque l’ayant-droit occupe déjà le logement concerné.
Recours contre la LEFI 2022
Un recours judiciaire a toutefois été interjeté contre la nouvelle LEFI 2022.
Dans un premier temps, ce nouveau recours n’a pas trouvé grâce auprès de la Cour de Justice de Genève, qui l’a rejeté par arrêt du 9 septembre 2024.
Qu’à cela ne tienne, le recourant a finalement porté l’affaire au Tribunal fédéral, où il a rencontré un meilleur écho. En effet, le Tribunal fédéral a finalement annulé certaines dispositions de la LEFI 2022.
Dispositions contestées
de la LEFI 2022
Si le recourant concluait principalement à l’annulation de l’ensemble de la LEFI 2022, le Tribunal fédéral a préalablement jugé que, pour des raisons de recevabilité, il ne pouvait entrer en matière que sur la contestation par le recourant de deux dispositions de la LEFI 2022.
Ces deux dispositions en question sont celles qui prévoient que:
• la valeur fiscale des immeubles concernés doit être indexée à l’IGPC;
• cette indexation annuelle ne peut
excéder 1%.
A propos de ces dispositions, le recourant soutient qu’elles consacreraient une inégalité de traitement entre les différentes catégories de propriétaires.
Dans ce cadre, le recourant invoque qu’une indexation liée à l’IGPC, plafonnée en outre à 1% par année, n’est juridiquement pas soutenable, puisque l’IGPC n’est pas de nature à pouvoir refléter la réalité de l’évolution de la valeur réelle des immeubles. Ce qui, de ce fait, entraînerait une importante sous-évaluation de ceux-ci.
Les considérants du Tribunal fédéral
Dans le cadre de son arrêt du 28 février 2025, le Tribunal fédéral rappelle d’abord que la LHID (Loi fédérale sur l’harmonisation des impôts directs des cantons et communes) ne prévoit en fait pas de méthode précise d’évaluation pour déterminer la valeur fiscale des immeubles.
Par conséquent, le Tribunal fédéral admet que les Cantons bénéficient d’une large autonomie quant au choix de la méthode de calcul applicable, ce qui permet d’admettre une certaine schématisation, même si elle ne garantit pas entièrement l’égalité de traitement.
Toutefois, selon le Tribunal fédéral, cela ne doit pas déboucher sur un fossé trop important entre la valeur fiscale des immeubles et leur valeur vénale réelle.
Concernant le cas spécifique du Canton de Genève, le Tribunal fédéral constate que les dernières estimations générales des immeubles, fondées sur des expertises, remontent à 1964. Par la suite, ces estimations ont été prorogées sur plusieurs périodes décennales.
Finalement, la LEFI 2018 a prorogé lesdites valeurs fiscales, avec une majoration de 7% pour la période 2018-2028.
Par ailleurs, la LEFI 2022 a fixé une nouvelle majoration de 12%, depuis le 1er janvier 2023, pour une durée indéterminée.
Cet aspect de la LEFI 2022 n’est plus remis en cause par le recourant dans le cadre de son recours auprès du Tribunal fédéral.
Seules restent contestées par le recourant les dispositions de la LEFI 2022 en tant, d’une part, qu’elles indexent les valeurs fiscales à l’évolution de l’IGPC et, d’autre part, qu’elles limitent l’indexation annuelle à 1%.
A ce propos, le Tribunal fédéral a d’abord jugé que l’IGPC ne permettait effectivement pas de refléter l’évolution des prix des biens immobiliers dans le canton de Genève.
En effet, cet indice n’est, selon le Tribunal fédéral, pas de nature à permettre de faire suffisamment ressortir spécifiquement la réelle valeur d’un bien immobilier puisque, notamment:
• les biens immobiliers ne sont pas inclus dans la détermination de l’IGPC;
• l’IGPC est calculé à l’aide d’un large «panier type» de différents biens de consommation courants.
Par ailleurs, et surtout, le Tribunal fédéral a relevé que l’augmentation de l’IGPC pendant la période 2018-2023 avait été de 4,45%.
Or, pour cette même période 2018-2023, le Tribunal fédéral a constaté que:
• l’augmentation du prix des maisons individuelles s’était élevée à 29,57%;
• l’augmentation du prix au mètre carré d’appartement en PPE s’était élevée à 13,29%.
Selon le Tribunal fédéral, il résulte de ce qui précède qu’il existe, pour la période 2018-2023, une importante discrépance entre l’évolution de l’IGPC et celle des valeurs vénales des biens immobiliers.
Et cette discrépance devrait se poursuivre pendant les années à venir, sans que la LEFI 2022 telle qu’elle a été adoptée ne puisse renverser cette tendance.
En conclusion, le Tribunal fédéral admet que les nouvelles dispositions de la LEFI 2022 contestées par le recourant auraient effectivement pour effet de sous-évaluer systématiquement les biens immobiliers concernés, et cela de façon contraire aux exigences du droit fédéral.
Retour au Grand Conseil
Par conséquent, le Tribunal fédéral a partiellement admis le recours, en ce sens que les dispositions de la LEFI 2022 qui indexent l’évaluation des immeubles à l’IGPC et limitent cette indexation à 1% par an doivent être annulées.
Au vu de ce qui précède, le Grand Conseil devra finalement revoir encore une fois sa copie, soit la LEFI 2022.
Avec le risque que cette nouvelle LEFI soit à nouveau contestée par référendum, respectivement par recours judiciaires.
Le feuilleton relatif à la LEFI n’est donc pas terminé, tant sur le plan politique que judiciaire.
Dès lors… affaire à suivre!