De gauche à droite: Me Nicolas Jeandin, Sean Power (Florimont), Monique Roiné (Institut international de Lancy) et Emmanuel Coigny (Collège du Léman).

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formation - Ingérence de l’Etat

Ecoles privées genevoises vent debout

8 Mar 2023 | Articles de Une

A Genève, saisie de fièvre électorale avant les élections cantonales des 2 et 30 avril, tout se passe comme si deux des conseillers d’Etat sortants, dont le bilan paraît pour le moins contrasté, avaient décidé de multiplier les actes d’autorité avant de quitter leur fauteuil. Tandis que Serge Dal Busco multiplie les entraves à la circulation motorisée, Anne Torracinta-Emery décide de mettre au pas étatique les écoles privées. Leur association, présidée par Sean Power (Florimont) monte au créneau.

Treize mille quatre cent dix-huit élèves (chiffres 2021), quarante-huit établissements et des centaines d’emplois: voilà ce que représentent les écoles privées genevoises réunies au sein de l’AGEP. Plus de 13% des élèves, à Genève, sont comme on dit «dans le privé», soit parce qu’ils poursuivent un cursus différent de système classique local, soit parce que leurs parents souhaitent un encadrement particulier, soit enfin parce que la confiance dans l’enseignement tel que le voit le Département de l’instruction publique genevois ne convainc plus – un déchirement pour celles et ceux qui se souviennent de sa réputation d’excellence d’il y a encore une ou deux décennies.

Une réforme à sept millions

Anne Emery-Torracinta, en charge du DIP, a annoncé une refonte complète du fonctionnement des écoles privées. «La réforme, décidée sans échange préalable, pose de sérieuses questions juridiques et contractuelles; surtout, elle menace la diversité de l’enseignement à Genève», explique l’AGEP. Comme première mesure, le DIP impose par exemple une nouvelle date butoir de début de scolarité pour un enfant, fixée à trois ans au 31 juillet de l’année civile. Or, dans les écoles privées concernées, les enfants ont l’obligation de commencer leur cursus (filières française et allemande, ou encore dans le cadre de méthodes pédagogiques spécifiques) à l’âge de trois ans révolus durant l’année en cours.
«Nous ne comprenons pas que le DIP remette en question un système établi, qui a toujours bien fonctionné, s’étonne Sean Power, président de l’AGEP. Ce d’autant que cela engendre des conséquences concrètes pour l’ensemble de la population genevoise». En effet, plusieurs centaines d’enfants devront différer leur début de scolarité. Ils devront être replacés en crèche, dans un canton où près de 3000 places manquent déjà – un vrai casse-tête pour les parents. L’association craint de voir des classes supprimées et des emplois menacés. Elle évalue à sept millions le coût de cette lubie.

Volonté d’ingérence

Le différé du début de scolarité n’est qu’un aspect d’un contrôle plus large, voulu par le DIP. Dans un projet de refonte du Règlement actuellement élaboré, les établissements privés devraient soumettre à l’Etat la ratification des membres de la direction, la gestion de leurs locaux, tout changement de statut juridique, ou encore les qualifications du personnel enseignant. Sean Power et ses collègues reconnaissent évidemment le droit et le devoir de surveillance de l’Etat sur les programmes scolaires. «Mais nous sommes ici face à une volonté d’alignement du privé sur le public au niveau opérationnel. Cela ne présente aucune valeur ajoutée au niveau pédagogique. Au contraire, ces mesures menacent la complémentarité des cursus d’enseignement répondant à la diversité des attentes et des besoins. A Genève, chaque parent doit pouvoir choisir librement l’éducation qui sied à son enfant», martèle-t-il.

Aucun dialogue

«Le dialogue n’existe plus, nous ne sommes plus des partenaires, mais on nous voit comme des intervenants externes quasiment suspects. Pourtant, la complémentarité entre public et privé a toujours fonctionné avant l’arrivée de cette magistrate à la tête du DIP», note le président de l’AGEP. Qui souligne que les parents des élèves du privé paient des impôts qui servent entre autres à financer la part importante du budget de l’Etat absorbée par le DIP.
Avocat de l’association, Me Nicolas Jeandin souligne que la Constitution genevoise garantit la diversité de l’offre de formation. «L’ingérence de l’Exécutif, qui s’arroge la compétence de législateur, traduit une volonté d’harmonisation à froid, que je qualifie de contra legem». Emmanuel Coigny, proviseur au Collège du Léman, rappelle que des contrats sont signés souvent deux ou trois ans à l’avance pour l’accueil des enfants et que le délai imposé va poser de gros problèmes aux familles comme aux établissements.
L’Etat a-t-il vraiment boudé l’AGEP? Sean Power souligne que Charles Beer, conseiller d’Etat socialiste ayant précédé sa camarade de parti Anne Torracinta, rencontrait au minimum deux fois par an le président de l’AGEP. La titulaire actuelle a limité ces rencontres à… une en dix ans. Pourtant, elle connaît les coordonnées du président, puisque la réforme en cours a donné lieu à un envoi de questionnaire le 23 janvier (15 pages) au seul Sean Power, avec un délai de réponse à fin février, généreusement prolongé au… 3 mars. A la fin du mois de janvier, les services du DIP traitant de l’enseignement privé ont aussi pris contact pour demander un entretien à Sean Power.

Réactions

Du côté politique, le PLR s’est saisi de cette question en déposant un projet de loi dès la session du Grand Conseil de vendredi dernier. «Pour certains organismes privés, l’intégration des enfants dès l’âge de 3 ans fait partie des aspects fondamentaux de la pédagogie. Le DIP, par son règlement, a souhaité interdire purement et simplement cette pratique, interrompant tout partenariat social avec les écoles privées et accentuant par ailleurs la pénurie de place d’accueil pour la petite enfance. Je me réjouis qu’une majorité claire du Parlement ait accepté ce projet de loi. Je dénonce cependant le fait que la conseillère d’Etat en charge du DIP n’ait pas demandé le troisième débat lors de cette session, reportant le vote final sur ce projet de loi à la prochaine session et donc son entrée en vigueur», déclare Yvan Zweifel, chef du groupe des députés PLR.
Enfin, dans un communiqué publié le 1er mars, le DIP se dit étonné de la démarche de l’AGEP, «alors même que le processus de consultation est en cours». L’AGEP, selon l’Etat, «a refusé à deux reprises l’invitation du DIP à une discussion (…). Son positionnement officiel n’est pas parvenu au DIP à ce jour». Le communiqué admet qu’«un certain nombre de questions sont encore ouvertes» et «espère que le dialogue (…) se poursuivra de manière franche et constructive».

 

Vincent Naville

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