De g. à dr.: Jean Launay, Dominique Potier, Audrey Bardot-Normand, Julia Guennou,
Philippe Pacaud et Thierry Oppikofer.

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ENVIRONNEMENT - Congrès de la Fédération Cobaty

Des experts au chevet de l’eau

4 Déc 2024 | Articles de Une

Le très intéressant Congrès annuel de la Fédération internationale Cobaty consacré à l’eau, qui a eu lieu fin septembre à Nancy, a déjà fait l’objet d’un premier article dans nos colonnes (Le Journal de l’Immobilier No 145, du 20 novembre 2024, disponible sur www.jim.media). «Sait-on gérer l’eau?» était l’un des thèmes des débats, qui ont réuni des spécialistes français, suisses, allemand et ivoirien devant quelque 900 congressistes. Le modérateur était notre rédacteur en chef Thierry Oppikofer, ancien président de la Fédération Cobaty.

De fait, comme l’a souligné Audrey Bardot-Normand, présidente du Comité de bassin Rhin-Meuse et vice-présidente du Conseil départemental de Meurthe-et-Moselle, la France a dès 1964 instauré, avec sa Loi sur l’eau, un système efficace et – curieusement – décentralisé, avec six bassins versants dotés de leur Comité de bassin et de leur Agence de l’eau. L’objectif était d’abord d’assurer la qualité et la disponibilité de l’eau pour tous. Aujourd’hui, avec le dérèglement climatique, enchaîne Jean Launay, ancien député nommé par l’Elysée à la tête du Comité national de l’eau, la question de l’eau «avec ses excès et ses manques», doit être traitée en confiance avec les territoires. Si le Grand Est dispose d’un peu de temps pour planifier le partage de l’eau entre usagers agricoles, industriels et privés, tel n’est pas le cas d’autres bassins, notamment au Sud-Ouest. «Il faut changer d’échelle et réfléchir de façon solidaire, avec une mutualisation des coûts», note pour sa part le député Dominique Potier. Il souligne que près de 20% de l’eau potable est perdue en raison de fuites, mais que comme les quelque 13  000 syndicats et entités fournisseurs d’eau gagnent à davantage de consommation, il y a peu d’incitation à agir, d’autant que les travaux sont coûteux.

Penser aussi au sol

Le géomètre Philippe Pacaud insiste sur l’importance de favoriser la perméabilité des sols. On ne peut dissocier l’eau et la terre. L’objectif de «zéro artificialisation nette» du sol, affiché par la France pour 2050, exige que dès la conception d’un projet, on tienne compte de la nécessité de récupérer les eaux pluviales (toitures végétalisées, zones perméables par exemple dans les préaux et espaces publics, etc.). Les débataires insistent aussi sur la réutilisation des eaux usées (1% en France contre 80% en Israël, note Dominique Potier, qui déplore aussi qu’une école flambant neuve de sa connaissance ait été conçue avec un entourage de macadam imperméable). Arnaud Tréguer, haut cadre de Saint-Gobain/Pont à Mousson qui fabrique la moitié des conduites d’eau européennes, explique que si l’Hexagone a vite établi un réseau de distribution dans les Trente Glorieuses, les fuites peuvent atteindre 50% à la campagne. L’Union des industriels de l’eau estime à 2 milliards d’euros le budget d’une amélioration; le Plan eau du gouvernement plafonne à 470 millions.
Tandis que Julia Guennou, du Centre scientifique et technique du bâtiment, donne une touche d’optimisme au débat en soulignant que des arrêtés gouvernementaux récents permettent au CSTB de mener de nombreux projets pour tester les possibilités d’intégrer la sobriété en eau dans la construction et l’exploitation de bâtiments, l’ensemble des intervenants tombe d’accord pour appeler de leurs vœux un nouveau Plan urgent pour l’eau, à l’image de ce qui a été fait pour le numérique. «Ce n’est pas qu’une question d’argent, c’est aussi une question de gouvernance», souligne-t-on. Après tout, on est parvenu à intégrer l’économie d’énergie dans la construction, pourquoi ne pourrait-on pas pousser fermement à une prise en compte plus intelligente de l’eau? Ancien du Ministère des finances, Jean Launay assure qu’il se méfie des tentations de Bercy de puiser dans les finances des Agences de l’eau pour renflouer les caisses de l’Etat. «L’argent de l’eau doit servir l’eau», concluent les participants.

Ouverture suisse et internationale

La troisième table ronde du Congrès, ouverte sur le monde mais prudemment francophone, partait du principe que si, comme on l’avait bien vu avec la Covid, les virus n’avaient pas de frontière, il en était de même de l’eau, en tout cas en théorie, puisque tant les mers et les océans que les lacs touchaient souvent plusieurs pays et que les cours d’eau en traversaient plusieurs autres. Le problème est que parfois, le libre cours de l’eau ou sa propreté se retrouvent mis en danger par un voisin plus ou moins bien intentionné. Mais on peut aussi s’inspirer d’expériences étrangères et surtout se féliciter de coopérations transfrontalières et internationales pour gérer ce bien commun.
Ce fut l’occasion pour un brillant intervenant suisse, Eric Davalle, docteur et ingénieur de l’EPFL avec une carrière de plus de 40 ans dans la conception d’ouvrages hydrauliques en Suisse et dans plusieurs autres pays, de rappeler qu’un quart des huit milliards d’êtres humains de la planète n’ont pas accès à l’eau potable et que plus de la moitié (4,2 milliards) sont sans moyens sanitaires. Deux millions et demi de personnes meurent de soif chaque année. L’intervenant dresse la liste des six menaces pesant sur l’eau: réchauffement climatique, conflits régionaux, corruption généralisée (2000 milliards par an), persistance des énergies fossiles, absence de nettoyage des eaux usées, pesticides. Il insiste, comme les autres spécialistes entendus à Nancy, sur l’importance de l’action et de la vision à long terme, regrettant qu’elles soient si peu médiatiques.
Jochen Sohnle, professeur des Universités en droit et en économie, expert auprès de l’Unesco, démontre comment le droit international traitait la question de l’eau, soulignant les responsabilités respectives des Etats et des organisations internationales. On est passé du primat de la navigation à l’attention aux besoins humains essentiels. Puis Christian Brunier, ancien directeur général des Services industriels de Genève, expose le caractère pionnier de la gestion des eaux du lac entre riverains suisses et français, ainsi que les diverses applications innovantes pour le chauffage à distance (Genilac genevois et initiatives françaises), ou encore la filtration de milliers de micro-polluants faisant probablement de l’eau du robinet genevoise la plus pure du monde.
Fidèle à ses convictions écologiques, il a plaidé pour un changement d’approche économique et sociétale, afin d’économiser les ressources. Me Aenza Konaté, avocat au barreau d’Abidjan, a quant à lui éclairé l’auditoire sur le fossé entre la théorie (l’excellente loi ivoirienne sur l’eau de novembre 2023) et la pratique (son application très relative sur le terrain). La question du partage de la ressource en eau avec les pays voisins, ainsi que la gestion tant de l’eau courante que de l’épuration, prennent à l’évidence des dimensions différentes en Afrique, même dans un pays développé comme la Côte d’Ivoire.
Dans l’ensemble, les débats du 36e Congrès Cobaty de Nancy ont démontré que l’ancienne ministre de l’Ecologie Roselyne Bachelot avait raison en affirmant dans son interview d’ouverture que si l’on voulait vraiment régler, entre autres, le problème de l’eau, il fallait se préparer à des sacrifices, à une action résolue et à beaucoup de courage politique.

 

Vincent Naville

GROS PLAN

Le brio d’Orsenna

 

L’un des points d’orgue du Congrès fut la synthèse des travaux par Erik Orsenna, de l’Académie française. Le fleuve Amazone joue un rôle important dans «L’Exposition coloniale», l’ouvrage paru en 1988 qui lui valut le Prix Goncourt et le Goncourt des lycéens. Mais en réalité, le statut d’écrivain ne représente qu’un quart de la vie d’Eric Arnoult, qui a choisi le nom d’Orsenna en référence à la ville décrite par Julien Gracq dans «Le Rivage des Syrtes». L’ancien conseiller culturel de François Mitterrand, avant de devenir conseiller d’Etat durant 20 ans, a une passion pour l’eau: il a beaucoup écrit sur les ressources naturelles, leur exploitation et leur protection. Il y a sept ans, il a aussi créé l’association Initiative sur l’avenir des grands fleuves.
Installé depuis 25 ans au fauteuil No 17 de l’Académie française, celui de Jacques-Yves Cousteau mais auparavant de Louis Pasteur, il aime à rappeler que Pasteur disait «Nous buvons les trois quarts de nos maladies».
Avec un humour décapant, celui qui se présente comme «un prof qui a cumulé éducation religieuse et post-doc comme conseiller de Mitterrand: donc il n’y a pas grand-chose qui puisse me faire peur» a multiplié les formules vivement applaudies, soulignant que «même si un mec roule les mécaniques, il est constitué à 75% d’eau» ou que «la solidarité est plus importante que la compétition: les pluies d’Afrique dépendent de nuages formés au Tibet et non de rivalités du genre start-up Nation à la con».
Il y a donc une unité: la quantité d’eau mondiale est immuable; une nécessité: toute activité a besoin d’eau; l’inégalité: certains se croyaient à l’abri et découvrent que sécheresse et inondations arrivent sans prévenir, car plus aucun de nos pays ne peut se dire tempéré (ce qui a aussi des effets géopolitiques, car on doit soigner ses partenaires qui peuvent vous nourrir, telle l’Egypte avec la Russie); les menaces: l’eau qui est la vie peut donner la mort (le moustique tigre est là pour nous faire une piqûre de rappel, avec le risque de contamination de la dengue), et les conflits d’usage se multiplient; enfin, les possibilités: aide au développement axée sur l’accès à l’eau et à l’hygiène, accords internationaux, entretien des réseaux alors que les travaux sont impopulaires. Et Orsenna de poser la question: «La démocratie est-elle capable de prévoir à long terme?». Un élu osera-t-il lancer un chantier qui aboutira bien après les prochaines élections?
La bonne échelle, dit Erik Orsenna, ce n’est pas l’ONU, c’est le bassin versant. Cela n’empêche pas la coopération, notamment européenne, qui lui semble inexistante. Il est aussi important, à son avis, de faire «adopter» quelques mètres de cours d’eau à des élèves, notamment de quartiers défavorisés.

Eric Orsenna et Thierry Oppikofer.

GROS PLAN

Ouvrages de référence

 

Le Cobaty a publié un «Cahier du Cobaty» intitulé «L’Eau, la vie, la ville», qui contient sur 250 pages un grand nombre de contributions sur ce thème, et notamment l’étude du professeur libanais Khalil Hélou sur l’eau et les conflits du Croissant Fertile. Le professeur Hélou n’a pu participer aux débats du Congrès en raison de l’offensive israélienne au Liban. Un ancien «Cahier du Cobaty» sur «L’eau dans tous ses états», paru en 2017 sous la direction de feu Jean-Claude Chaminant, vient aussi d’être réédité. Les deux peuvent être commandés auprès du siège fédéral de Cobaty, 85, rue de la Victoire, F-75009 Paris. E-mail: contact@cobaty.org
Par ailleurs, la plupart des intervenants du Congrès ont publié des ouvrages faisant autorité sur la problématique de l’eau. Citons entre autres «Sauver l’eau», d’Eric Davalle (Editions Tcho Berthe), «Les voyages de Li, la goutte d’eau», de Bernard Drobenko (Editions Maïa), «L’eau potable en France, entre facture et fractures», de Jean Launay et David Colon, ou encore «L’Atlas mondial de l’Eau», de David Blanchon (Editions Autrement).

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