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marché immobilier - L’Essentiel de la finance (BCGE)

Crise du logement et démographie: couple infernal?

23 Oct 2024 | Articles de Une

Souvent surnommée «le petit Davos», la série de séminaires «L’Essentiel de la finance», organisée par la Banque cantonale de Genève, marque depuis deux décennies la rentrée économique dans la cité de Calvin. Le séminaire consacré à l’immobilier a eu lieu mi-septembre et a comme chaque année rassemblé un nombre imposant de décideurs, autour du thème de la démographie en relation avec la crise du logement.

De gauche à droite: Mathias Lerch, Valérie Lemaigre, Sylvie Hoecht (Resp. Immobilier BCGE), Philippe Favarger, Jean-Pierre Danthine, Diane Barbier-Mueller, Yves Spörri (Direction génèrale BCGE) et Thierry Oppikofer.

Animé par notre rédacteur en chef Thierry Oppikofer, le séminaire a réuni cinq intervenants de haut calibre autour de l’équation impossible: croissance démographique et pénurie de logement.
Valérie Lemaigre, économiste en chef de la BCGE, a tout d’abord – comme il est de tradition à «L’Essentiel» – présenté les perspectives économiques: le cycle de ralentissement dans lequel l’on craignait d’être empêtré a atteint son point d’inflexion, en tout cas en Suisse et aux Etats-Unis; l’Union européenne n’en est peut-être pas encore sortie. On note une reprise de la chimie-pharmacie helvétique, et notamment des exportations vers l’Amérique. Néanmoins, Genève, fortement axée sur l’horlogerie, souffre encore de la torpeur du marché chinois.
Entreprises comme particuliers bénéficient ici de la revalorisation des actifs, mobiliers et immobiliers, et de revenus du travail toujours solides. On peut espérer que les investissements en recherche et développement portent des fruits de productivité et de rentabilité; l’intelligence artificielle doit en faire partie, dans une économie suisse dont les PME représentent 70% et les services 90%. Or seuls 37% des patrons helvétiques annoncent aujourd’hui avoir intégré l’IA dans leurs processus! Enfin, Valérie Lemaigre souligne que la BNS a été l’une des premières à baisser ses taux directeurs; l’inflation doit cependant rester sous contrôle. Quant au franc, il serait faux de juger son niveau par rapport à l’euro comme exagérément haut: le scénario de la valeur refuge vers laquelle tous se rueraient a ses limites.

Les 10 millions d’habitants sont inéluctables

Directeur du Laboratoire de démographie urbaine de l’EPFL, le professeur Mathias Lerch a retracé avec talent les phénomènes démographiques que la Suisse a connus au cours des dernières décennies. Les centres-villes, après avoir crû du fait de l’exode rural et des premières vagues d’immigration, ont perdu des habitants durant les années 80 et 90 (Zurich passant par exemple de 440 000 âmes à 360 000 en trente ans), mais dès l’an 2000, une nouvelle croissance s’est manifestée, poussée par l’arrivée et l’installation de nouveaux immigrants, plus qualifiés et formés que par le passé. Ces jeunes étrangers manifestent plusieurs caractéristiques: ils aiment la ville, n’ont pas d’enfants et travaillent dans le tertiaire. Au bout de cinq à dix ans, ils repartent, sauf si les perspectives dans leur pays s’avèrent limitées.
Ainsi, les Européens de l’ouest connaissent une forte rotation, les urbains quittant la Suisse étant remplacés par d’autres urbains, alors que les populations issues de l’ex-Yougoslavie, par exemple, ont tendance à s’installer plus durablement et à opter, comme les Suisses de souche, pour la périphérie des villes. Pour Mathias Lerch, non seulement le rythme d’immigration devrait se maintenir, mais que certains le veuillent ou non, la Suisse à dix millions d’habitants est pour bientôt.
Expert immobilier cumulant une expérience de haut-fonctionnaire, d’enseignant à l’EPFL et de consultant privé, Philippe Favarger a pour sa part raisonné autour du concept de frontière: où se trouve-t-elle, tant du point de vue géographique (le Grand Genève) que démographique (comment loger tout le monde?). Le boom de la construction de logement à Genève ces dernières années cache mal que les grands projets touchent à leur fin et que le taux de vacance des logements reste très faible, oscillant depuis 2001 entre 0,15% et 0,54%. L’orateur affirme que pas moins de 15% du parc sont des résidences secondaires et qu’à moins de limiter les naissances, stopper l’immigration ou «avoir une pandémie de Covid deux fois par an», les solutions ne passeront que par une réflexion à plus grande échelle (franco-valdo-genevoise), des surélévations, une réduction des surfaces par habitant et une densification là où elle est possible.

Regain de croissance démographique dans les centres des grandes et moyennes villes de Suisse.
Des immigrants internationaux de plus en plus qualifiés, qui se focalisent progressivement sur les centres-villes.
Surfaces des zones d’affectation à Genève (2023).

Quelques idées de taxes…

Pour l’intervenant suivant, le professeur Jean-Pierre Danthine, qui enseigne tant à l’EPFL qu’à l’Université de Lausanne où il dirige le Centre «Enteprise for Society» qu’il a fondé, la force de l’économie et la richesse de la Suisse n’ont rien d’éternel. Une certaine frustration de la population inquiète l’ancien vice-président de la BNS. En effet, le coût du logement et de la santé nourrit un sentiment diffus d’injustice. Il y a un risque de ghettoïsation, car une externalité pécuniaire se profile: les plus pauvres ne suivent plus. Selon l’économiste, une intervention étatique doit avoir lieu, car le marché ne fonctionnera pas si la pénurie s’accroît.
Il faudrait penser à taxer les logements vides ou résidences secondaires, limiter les investissements étrangers et pour diminuer la surface utilisée par chaque habitant (elle a augmenté en 40 ans de 87% – entre 1980 et 2020 – alors que la population ne croissait que de 37%), et aussi imaginer une autre taxe sur la dimension du logement par personne. Prônant la décentralisation et la sobriété, Jean-Pierre Danthine estime que l’action sur les prix serait une erreur, faisait diminuer l’offre et croître la demande, et que la protection extrême des locataires a des effets pervers, enkystant les situations de «vieux» locataires privilégiés. Enfin, il juge que la lutte contre le «nimby» (not in my backyard – pas près de chez moi) est prioritaire pour les pouvoirs publics.

…et des idées d’incitations

Une femme de terrain, à la tête d’une grande régie immobilière (Pilet & Renaud SA) et par ailleurs députée PLR au Grand Conseil, replace alors les choses dans leur contexte. Pour Diane Barbier-Mueller, la pénurie de logement va de pair – depuis plusieurs siècles – avec l’attrait de Genève, sur tous les plans, et notamment depuis quelques décennies avec son insolente prospérité économique. Seul un gros quart (27%) du territoire genevois est destiné au bâti (y compris les infrastructures comme les gares ou l’aéroport). Dix énormes lois et une foule d’ordonnances, de règlements et de pratiques administratives rendent ardue la menée à bien des projets, tandis que la fameuse LDTR (visant les transformations et rénovations) et les voies de recours multiples, tout comme la bureaucratie pesante, empêchent de rénover, de surélever, voire de maintenir en bon état le parc immobilier. Le pire est que l’Etat et les collectivités sont de loin les plus gros propriétaires immobiliers genevois, suivis des institutionnels (assurances, caisses de pension, etc.). Les privés ne représentent que 9%.
La jeune et dynamique régisseuse propose de créer un groupe de travail réunissant tous les acteurs du marché pour lutter contre le «syndrome de Gulliver», ce fatras de blocages qui placent à plus de dix ans l’échéance de tout projet, en décalage avec les besoins de tous.
Diane Barbier-Mueller verrait aussi d’un bon œil une remise en cause concertée et mesurée des zones actuelles, avec non pas des taxes, mais des incitations à des agriculteurs, par exemple, à vendre des parcelles peu productives mais bien placées pour y créer du logement. Enfin, parmi d’autres pistes, l’introduction de procédures de concertation sur de plus larges périmètres et des habitats plus modulables et moins enchâssés dans des formats contraints semblent à l’oratrice des moyens d’approcher sinon d’atteindre la solution de l’équation.

 

Vincent Naville

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