Méfait envers la Russie ou bienfait pour la Pologne?

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hors champ

A qui est le Monde?

11 Mai 2022 | Articles de Une

Si on demande alentour «à qui appartient la Terre?», on s’entendra répondre «à tous» ou «à chacun». Ces deux réponses n’en semblent qu’une à première écoute, mais pourraient bien être contraires… à y penser de plus près. «Chacun pour soi» ou «Tous pour un»: grand malentendu, dont sont issus la plupart des problèmes du Monde. De Caïn à Abel… du Pendjab à l’Ukraine… de Gessler à Tell… de Calvin à Servet… du Pape à Galilée… de Makart à Klimt… voire de Larousse à Duneton?

Il y a peu de mois eut lieu au Bâtiment des forces motrices un vote sur l’indépendance du «Khalistan». Ce nom étrange résume à lui seul les drames du «tous» et du «chaque»: jadis, on disait «les Indes»… dont la lutte contre Londres a fait «l’Inde»… que l’histoire a ensuite coupée en deux avec une «partition» et donc un
Pakistan, puis en trois avec la «sécession» du Bangladesh. Les Sikhs – religion ou ethnie? – en veulent un quatrième bout: se sentant mal aimés par les autres, ils rêvent – comme jadis les Juifs – d’une Terre Promise… sous le nom de «Khalistan». Les plus «ultra» nient même être «Indiens» et ont donc organisé le vote dans toute leur diaspora et jusqu’à Genève. Terre Promise… ils n’emploient pas le mot… et ils la voient là où ils sont déjà en nombre… au Pendjab.
Mais on pense bien sûr au «sionisme» du Proche-Orient, où le «vivre-ensemble» sous le sultan fit place au «moi d’abord», même entre Juifs… pourtant «adeptes du bolchévisme le plus intégral» (s’en lamentait un curé d’Entre-deux-guerres). Questions source d’embarras à un colloque de notre Université: l’historien Shlomo Sand fit entendre son argument choc… «le peuple juif est une invention… il n’a même pas de langue commune». Et l’Inde… dont les Sikhs parlent les langues mais où Delhi ne pipe pas le Tamil… est-elle une invention? A Madras et Dacca, Safed et Naplouse, Berne et Moutier, Rennes et Paris, Boston et Londres… ce qui soude un peuple, est-ce: son roi, comme le voulait l’Ancien Régime et celui de Poutine… sa langue, comme l’imposa la Révolution Française puis le Roi du Siam… le profit que chacun y trouve, comme le propose la «libre» Amérique? Ou encore une «communauté de destin» introuvable de nos jours mais qui – sous la IIIe République – permit à un Renan ou un Jaurès d’être à la fois patriotes et démocrates? Questions qu’à sa manière, une historienne genevoise posait dans sa lettre de démission du parti socialiste, qu’elle accusait d’angélisme migratoire. Pour elle, l’ouverture à l’Autre ne veut pas dire ouvrir la porte à tous les egos.

Guillaume Tell, était-ce le progrès?

Où qu’on tourne la tête et donc quel que soit l’angle, on retombe sur ces dilemmes ou trilemmes… Dans l’espace: Peut-on être «Slave» sans unité nationale du Danube à l’Amour? Et le pétrole du Koweït est-il aux Koweïtiens, aux Irakiens, aux Terriens (celui d’Ecosse hésite entre Edimbourg, Londres et l’Europe)? Et dans le temps: Athènes dut-elle sa liberté à la sécheresse de l’Attique, dont personne ne voulait… ce qui la fit «singulière» comme Socrate? A l’inverse, Genève doit-elle la sienne – comme les villes de La Hanse – aux Mères Royaumes qui ne veulent pas d’Autre à sa soupe? Après l’espace et le temps, le hors-sol: Les Roms – qui y sont désormais majoritaires – ont-ils droit à une «République indépendante de la Plaine de Plainpalais»? D’un siècle ou d’une région à l’autre, la liste irait encore d’Aragon au Portugal… de Monaco à Chypre… du Tigray au Biafra… du Tibet au Québec… du Myanmar à Singapour… de Tchéquie en Slovaquie… de Serbie au Kosovo… de Hawaï au Chiapas… du Grütli au Jura. Bien sûr, le désir de liberté fut souvent le fruit de l’injustice… mais l’équation a plus d’une solution: dans un cas, on crie «Québec libre», dans d’autres «Unité africaine». Sans oser briser un tabou: les anciennes colonies ne seraient-elle pas mieux loties si elles avaient juste lutté pour l’égalité, comme le fit Gandhi au début? Quant au Maghreb, il ne fut jamais unifié sans qu’on sache qui y perd ou y gagne… et pas sûr que Taïwan ou la Chine se portent mieux à une qu’à deux. Enfin, pour les cas les plus tragiques, on doit s’en tenir à de l’histoire-fiction: faut-il renvoyer les «Blancs» d’Amérique pour la rendre aux âmes mortes des Incas et des Utes?

Les Vikings étaient… excentriques

On le voit: la tension entre l’unité poussée aux extrêmes – le «mal slave» étant la version nordique de l’«oumma» islamique – et le particularisme qui donne libre cours à l’égoïsme et à l’originalité dépasse la question purement nationale. C’est même elle qui ponctua les guerres de religion, où les deux camps ne se soudaient que face au troisième larron: on dit que Michel Servet voulait même de l’islam dans la communauté des croyants… ce qui fit de lui un diable pour les deux autres bords. On retrouve ce conflit des normes et des schismes même dans l’art: ce n’est pas sans raison qu’à Vienne, Klimt et les siens ont fait la «Sécession». Voire dans la langue, d’où le nom de Larousse et Duneton plus haut dans le «chapô». Une théorie dit que le «progrès» naît de la désunion… et les conjoints ou enfants en rupture s’y retrouveront. C’est aussi ce qui explique que des minorités survivent à l’ostracisme: dans l’Empire ottoman, les Arméniens étaient à la fois détestés et nécessaires. «Tous semblables, tous différents» disait – en langage ethnologique et génétique – une exposition culte qu’on a vue jadis au Muséum.

Terre à soumettre ou nombril
à défendre

L’Ukraine a le tort de se trouver sur la ligne de front entre deux mythes qui sont les seuls projets que les Terriens aient encore sous la main (ou la dent): le «Bloc» majestueux qui inspire la «servitude volontaire», comme disait Astople de Custine dans son «Voyage en Russie» il y a deux siècles… et le «This is my way» de boutiquier qui se méfie de la solidarité. Même la Super Chine ou la Jeune Afrique n’ont encore rien trouvé de mieux comme «modèles»… tant les autres sont usés. On peut encore chercher… mais fuyons la facilité: chaque génération crie tôt ou tard «Eurêka»… aimez-vous les uns les autres». Hélas! aimer, c’est l’esprit de clan… et celui du couple est encore plus fermé que celui du groupe… Roméo et Juliette l’ont vu trop tard. Ce paradoxe va bien pour finir un texte «Hors Champ»: amour, haine… solidarité, indépendance… schisme, scission, sécession… à chaque slogan trop plat, la langue se défend par des synonymes d’où surgissent en fin de compte autant d’antonymes qui rendent à la réalité son relief.

 

Boris Engelson