carrière & formation
De la suite dans les idées
La fin de l’an est l’heure des bilans: la semaine dernière dans Hors Champ, c’était celui de nos savoirs pas toujours bien pensés. A vrai dire, on ne va voir au fond des mots que quand on doit les traduire. C’est donc à la Faculté de traduction qu’on avait emprunté les termes de la raison. Cette fois – Spécial Formation oblige -, on va faire pareil avec un autre cas: celui de l’école… avec ou sans jeu de mots.
Le jeu de mots – ou du moins le rébus – aidèrent les Egyptiens à écrire et aident les Champollion à penser: nul savoir n’est durable sans lexique solide comme un obélisque, mais nul progrès n’advient sans des termes mobiles comme l’alphabet. C’est donc au même colloque Transius (évoqué dans notre n° 148) que s’est posée la question «Comment dire «training» en espagnol?»: les uns optant pour «capacitación», les autres pour «entrenamiento». Mais en français aussi – on en a parlé plus d’une fois dans cette rubrique – «instruction», «éducation», «formation», «qualification» voire «information» sont à la fois synonymes et antonymes.
L’école est trop… scolaire
Selon qu’on identifie l’«éducation» à la «connaissance» ou qu’on l’oppose à l’«apprentissage», l’Unesco sera vue comme le phare du savoir ou le tombeau de la leçon. Ces jours encore, à des colloques sur les archives et l’internet (et chaque année à la Place des Nations: voir unesco.org/en/wsis/), on a pu voir que face au numérique, l’Unesco est depuis le début l’Organisation des occasions manquées. Et que dans son acronyme, le E d’éducation, S de science et C de culture devraient – une fois par siècle au moins – se regarder dans les yeux. Que le jubilé de la troupe aînée de Genève – le Théâtre de l’Espérance vient de fêter ses cent cinquante ans – ait été snobé par le gratin de la scène en dit long sur les petites vanités de la grande culture.
Mais retour à la formation et à ses faux-frères ou fausses-sœurs: même dans le seul E, on confond souvent Ecole et Education, si bien que la «scolarité formelle» est condamnée à ignorer le Net, à moins de lui courir derrière. Dans la moderne «République des professeurs», les enseignants pensent trop vite que «ce qui est bon pour les maîtres est bon pour le savoir». Ça, c’est l’éducation vue d’en haut; mais vue par les usagers malgré tous les discours sur l’école active, sur les cours interactifs, sur l’esprit critique, le système scolaire reste féodal du niveau primaire au supérieur (hormis – sans doute – à l’Ecole 42).
Le paon et l’ara
Ces jours encore, le soussigné a subi des exposés magistraux d’une à deux heures sans même le temps de souffler: la salle ne suivait pas, les un(e)s s’étant assoupi(e)s, les autres jouant avec leur téléphone, d’autres encore fixant la statue au podium comme un chien fidèle voire «comme une vache» (selon les propres termes d’un prof). «C’est le format académique», répondent sûrs d’eux ou d’elles ces puits de science qui mériteraient la Médaille Pavlov. Le soussigné n’est pas seul à l’entendre de cette oreille: rencontre fortuite Route des Jeunes, je cherche mon chemin et deux ados m’aident… elles sont encore au Cycle: l’une veut devenir juriste, l’autre maîtresse. «-Maîtresse? Vous aimez tant l’école ou vous voulez la changer?»; «-Plutôt le second cas de figure!»; «-Qu’aimez-vous le moins à l’école?»; «-Les profs qui parlent et se répètent sans cesse!»; «-Quoi? Je croyais que désormais les cours étaient basés sur le dialogue!»; «Des chances pour l’élève de dire les choses? Oh non, alors pas du tout!».
Recteurs pensants: un oxymore?
Témoignage subjectif, voire injuste, mais parlant: comme cette autre anecdote. La culture de la Décadanse, le soussigné s’en méfie, et il a fallu une journée bien vide pour qu’il aille tout de même guigner chez Bongo Joe où un groupe musical racontait son histoire avant de jouer le soir à L’Usine. Eh! bien, loin des onomatopées d’une confrérie débraillée auxquelles il s’attendait, le soussigné a entendu un des deux débats politiques et culturels les moins convenus de l’année: du parler-vrai qui ne cherchait pas la ligne juste. L’autre discours hors rails – ô surprise! – a été tenu en costume-cravate: à Ferney a eu lieu une table ronde sur la laïcité, avec des recteurs des quatre coins de la France. Ils n’avaient pas leur langue dans leur poche pour mettre en cause les faux-semblants du «vivre-ensemble» d’un laxisme peureux selon eux. On devrait les faire venir à Genève: notre Alma Mater, notre Semaine de la démocratie, notre Palais des Nations et notre Maison de la paix pourraient en prendre de la graine. Et même la Maison des associations, car…
Ouvert à l’Autre… école de pensée?
…plus encore que l’académisme, c’est l’entre-soi qui tue la pensée vivante. Cet entre-soi qui fait dire sans gêne à nos chercheurs éclairés et citoyens engagés: «Pourquoi n’avons-nous invité que des gens de notre bord à ce débat? A-t-on jamais ouï des gens de l’autre bord dire quoi que ce soit de sensé?». La dernière journée d’études de la revue «Raisons Educatives» – censée être l’interface entre la Faculté et la Cité, mais devenue le faire-valoir des thésards – s’est tenue cette fois presque entre quatre yeux. Encore un cas parmi cent, cet autre témoignage: «J’étais venu à cette leçon d’adieu à la Fac de droit car je voulais prendre contact avec le prof à l’heure du pot, mais pas moyen de passer le mur des profs entre eux». Et plus d’une fois sur deux, surtout à la Maison de la paix, les experts au podium parlent à voix basse entre eux sans se soucier de si on les entend: ce qui compte, c’est un titre de gloire de plus à leur parcours savant.
Tou.x.t.es oublie-t-il le tout?
Bref et expérience faite en ce siècle post-moderne, la «formation», c’est apprendre à parler pour ne rien dire, sans faille! Voilà en tout cas l’avis de plus en plus d’auditeurs aux grandes ou hautes écoles et d’observateurs dans le système onusien. Ce fut même dit par des sommités – dans les couloirs sinon sur scène – aux forums savants de la Genève internationale que nous avons critiqués dans les derniers numéros (gesda.global). «Le modèle académique, c’est foutu» pouvait-on entendre de ces sommités en quête de formule plus fertile. L’ennui, c’est que sur une Terre de bientôt huit milliards de «docteurs», la pensée ne peut guère avoir encore d’«objet»: plus personne – et avec l’IA, plus rien – ne veut être objet; toutes, tous et tout veulent être du bon côté des «penseurs».
Aton et Amon: ennemis malgré le son
Mais tout n’est pas perdu: on dit qu’une rotative qui tournerait sans fin avec des lettres au hasard de chaque tour finirait par écrire tous les chefs-d’œuvre passés et futurs, sans le penser et donc sans le savoir. Alors retour au point de départ avec Transius et Champollion: mieux vaut – si on doit saisir les mérites du bien et du vrai – traduire les Objectifs du développement durable en langues des signes. Car une langue des signes ne peut cacher le sens derrière des sons; et l’écrit ne règle rien pour les sourds de naissance. Les noms sont trompeurs, et les deux syllabes de «Jaffa» cachent toute une histoire que raconte un film vu ces jours en marge du festival «Filmer c’est exister». Pas sûr qu’un Juif de Haïfa et un Arabe d’Acre pensent aux mêmes signes pour dire Jaffa.