carrièrE & formation
L’esprit de corps est moins solvant que l’esprit de vin
On dit «In vino veritas»: l’alcool délie les langues; mais pas les esprits, qui sont figés dans l’esprit de corps. On l’a bien vu – à l’Uni-Dufour genevoise au seuil de la rentrée – lors du grand débat sur… l’esprit de débat.
Suite à la saisie d’Uni-Mail toute une semaine par la foule de jeunes émus du sort des Gazaouis, l’Unige s’est sentie mal à l’aise. D’un côté, on ne peut laisser une meute – si bon cœur voire grande science ait-elle – faire la loi à l’Alma Mater. D’un autre, le regard froid de la science ne saurait calmer l’actualité brûlante. Le Rectorat a donc refusé de céder aux étudiants et militants qui voulaient troquer l’occupation du bâtiment (d’Uni-Mail) contre la collaboration académique (avec Israël).
Mais il a mis sur pied un «Conseil scientifique» pour cadrer les débats d’actualité. Tout ceci serait très bien si le choix des membres dudit conseil n’était pas un casse-tête en soi (même ses membres «civils» ont un relent étatique). Et surtout, si – sous couvert «scientifique» – les pires biais politiques n’étaient pas ceux «à la Monsieur Jourdain»: voici trois exemples où les grands chercheurs sont prisonniers de leurs petits préjugés sans s’en douter…
L’Uni occupée par… des autruches
Les exemples vinrent si vite et furent si crus que le soussigné n’en crut pas ses oreilles, dès le début du défilé. La présidente des Universités et Hautes écoles de Suisse déclara sans ambages que Recep Tayyip Erdogan avait pris le pouvoir en Turquie «par la force». Ce lapsus ne serait pas grave s’il ne trahissait pas la tache aveugle qui s’étend chaque jour plus au fond de la rétine des professeurs ès engagement. Il est certes de bon ton – dans les milieux qui savent tout, qui pensent juste et qui sont du bon côté – de dire que si la moitié des votants au Proche-Orient, en Europe de l’Est, en Asie du Sud ou aux Amériques vote pour des «fascistes», c’est que les élections sont truquées ou les électeurs trompés. Sous l’ancien rectorat, d’ailleurs, une autre soirée avait mis en scène la «solidarité» de l’Unige avec une chercheuse turque qui mettait un point d’honneur à parler «inclusif» (par exemple «touxtes») à haute voix. Mais le «woke» n’est guère un antidote à l’intolérance: il en est même une variante la moins consciente d’elle-même.
Car – hélas! – dans le camp d’en face, si les chefs d’Etat qui s’en prennent aux «droits» sont réélus chaque fois mieux, c’est sans doute que la «démocratie» a changé de base. Le «peuple» des «populistes» n’a plus que faire des «droits» des autres, même les plus jolis bariolés. Assez pour le lapsus turc… passons aux deux ou trois autres taches aveugles.
«L’Humanité» ne résume
pas l’humanité
Lors de la soirée, Sami Kanaan – au podium comme ministre citadin de la Culture – a lui aussi «lapsé» malgré sa légendaire honnêteté. Selon lui, décourager l’engagement de la jeunesse, c’est arrêter la marche de l’histoire: «Sans elle, il n’y aurait pas eu jadis ce splendide mouvement contre la Guerre du Vietnam». Là, on a une deuxième tache aveugle: malgré les Boat-people, malgré les Khmers rouges, malgré la chasse aux Hmongs, malgré l’Etat populaire failli d’Hanoï, malgré les «centaines de milliers de jeunes laissés à la rue pour cause de père Yankee» (selon un récent film d’Arte), le monde de la culture n’a encore pas pris un micron de recul face à Madeleine Riffaud et Wilfred Burchett… et encore moins face aux vraies fausses photos qui firent la Une à l’époque.
L’Oncle Hô vit bien dans nos cœurs, comme le dit la chanson: mythe d’Indochine qui soude professeurs, journalistes, cinéastes. Bref, l’anti-américanisme – on le voit même à propos des Gafam – reste l’idéologie par défaut de notre «intelligentsia» (sauf quand l’Est fait peur).
Lequel des deux camps a arrêté l’histoire?
Que les Staliniens recyclés qui font la loi depuis la Libération aux Cieux du Savoir en soient restés à l’Oncle Hô ou Daniel Ellsberg pour le Vietnam… à Lord Byron et Nâzim Hikmet pour la Turquie… c’est normal. Mais on croyait que – une fois Régis Debray défroqué – ils ôteraient leur tricot à la gloire du «Che». Eh bien! que les partisans du recyclage se rassurent, nos lettrés ont le parti pris… durable: entre Nicolas Maduro et Javier Milei, leur cœur ne balance pas. On l’a entendu au très savant festival Histoire & Cité dans un hymne aux «bolivariens»… on l’a vu à la Fac de lettres ou à la Maison de la paix par des lancers de tomates contre les «fascistes» de la Casa Rosada.
Bref, «La trahison des clercs» que déplorait jadis Julien Benda est devenu un «must»: l’agenda de l’Uni met sur le même pied les étoiles de l’Observatoire, les incivilités d’Alternatiba, la lutte contre Nestlé du Cetim et les sourates du «frère» Marwan… sans oublier les festivals aussi «partenaires» que militants. C’est dire que même sans «occupation», Uni-Mail – autour de son café Marx – vit déjà tout au long de l’année sous l’empire d’une société «civile»… hémiplégique. Provoc: à quand – au panel de l’Aula ou de Filmar ou encore de la Semaine des droits… tous aussi bétonnés – un débat «ouvert»? Par exemple Erwin Sperisen (fût-ce en ligne); qui, à défaut d’être du bon côté, est au moins dans le sujet; face à Daniel Ortega en présence, qui a fait pis même selon Amnesty mais peut mettre le pied en Suisse sans risque.
Quatre années pour perdre la vue
En fin de compte, la question n’est pas «passion de l’engagement» contre «neutralité de la recherche». Bernard-Henri Lévy n’est pas l’auteur préféré de Hors Champ, mais on peut le citer quand il dit des choses justes: «C’est à nous les anciens de mettre en garde les jeunes contre nos erreurs», répondit-il à ceux qui – à un débat à Genève dans un cercle privé – le taquinaient sur son passé maoïste.
C’est la tâche de l’Université d’apprendre aux jeunes à distinguer les vérités qui dérangent des opinions qui arrangent. C’est même sa seule tâche: le reste se trouve dans les livres… en papier ou en cyber. Mais c’est aussi la seule qu’elle ne sache plus remplir, car on n’y fait plus carrière que sur le faux-semblant.