hors champ
Le roi nu innove
A-t-on le droit de dire «le roi est nu» face aux «Index» – de l’innovation, de la compétitivité, voire de la paix – que calculent des experts au-dessus de tout soupçon? Le droit, certes; mais le loisir, guère; car en ironisant sur le tout neuf «Global Innovation Index», on risque de se mettre à dos tout le gratin des faits et chiffres patentés…
…dont voici une courte liste pour les amateurs de sources officielles: l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle, le World Economic Forum et l’International Management Development, les Universités d’Oxford et le Portulans Institute, l’Institut (…) des affaires de Fontainebleau et les Ecoles polytechniques fédérales avec en prime le Gesda et le CERN, le Département de l’économie publique et les petits scouts comme Genilem ou G’innove et la Fongit ou Unicrea… sinon les excellents Salon des Inventions, festivals Open Geneva et Libérez Vos Idées sans omettre l’onusien Transformative Innovation Network. Les gens sensés vont donc dire ce qu’il faut dire et qui est déjà gravé dans le marbre dudit Index… même si l’encre de la dix-septième édition est à peine sèche. Mais l’usage abusif que certaines agences et certaines régions en font déjà suggère qu’une fois de plus, le public est mené par le bout du nez.
Les vols de Boeing sont-ils
rentables?
«Comment douter de la perfection de nos institutions et de l’excellence de nos chercheurs? La Suisse est en tête pour la quatorzième fois de suite!», pouvait-on entendre – l’Index à peine sorti – à une matinée de la Fondation genevoise pour l’innovation technologique. Certes, décortiquer les trois cents pages de l’Index prendrait une bonne année, d’autant que chaque édition affine les paramètres ou multiplie les variables. C’est là que «l’art du raccourci» (titre du livre d’un prof de maths) va être utile. Même au premier coup d’œil, deux ou trois choses clochent dans un tel Index: d’abord, le palmarès est surtout national. Or ce n’est guère une surprise que les premières places restent aux pays riches d’Europe de l’Ouest ou d’Asie de l’Est, plus les Etats-Unis. Ni qu’on trouve moult pays africains en queue de cortège. Vu de près, c’est entre les deux qu’on a – avec la France ou l’Espagne, l’Afrique du Sud, l’Ethiopie et le Rouanda – des surprises qui posent des questions… que ne traite pas l’Index. Quant à l’innovation par industrie ou par compagnie, elle n’a droit qu’à une quinzaine de pages plus riches en chiffres qu’en analyse. Un joli graphe montre que Pfizer coupe dans son budget science alors que Boeing le pousse: qu’en conclure?
Dieu vous le rendra au centuple!
Le sceptique se demande donc qui déraille: l’Index ou lui… et va en ligne chercher des avis plus neutres. C’est là qu’il découvre que – au fil des ans – toute une littérature s’est mise à étriller ce genre d’indices, et pas juste sous la plume de jaloux ou d’ignares. Sur la demi-douzaine de titres critiques trouvés en deux clics, un en dit plus long que les indices sans appel: «Misuse of innovation rankings hurts innovation». D’ailleurs, tout journaliste ayant travaillé dans la presse technique ou bancaire a appris à se méfier des chiffres, surtout quand ils flirtent avec le mouvement perpétuel à la Madoff. «Chaque franc investi chez nous en rapporte deux», a-t-on encore entendu ces jours au Campus Biotech. Raccourci qui passe avec bonne humeur dans la bouche d’un mendiant, mais n’est plus pris pour argent comptant par les pros de la finance: le capital-risque fut en nette baisse l’an dernier. Alors si le raccourci est à double tranchant, on va recourir à un autre outil, prôné par Etienne Klein au CERN le même jour: citant Kierkegaard, il rappela que «le paradoxe est le combustible de l’intellect». On a effleuré plus haut des paradoxes dans la liste des pays, mais d’autres sont plus gênants… comme la demi-douzaine que voici.
Passons sur celui du cancre Einstein ou du hippie Jobs, qui dament le pion à toutes les poudres de Perlimpinpin pour produire des génies en série. Comment la Suisse – jadis en tête de l’industrie électrique puis pharmaceutique – a-t-elle raté le virage de l’informatique et celui de la vaccination? Est-il vrai qu’en Hongrie, les champions du logiciel soient des Roms ascolaires? Et comment une Chine au contraire trop scolaire a-t-elle pu se remuer les méninges mieux que l’Argentine rebelle atavique? La maison d’édition savante la plus célèbre du XXe siècle – Pergamon – ne fut-elle pas aussi celle de tous les scandales? Enfin, faut-il miser sur l’increvable biotech… au seuil d’un krach de notre système de santé (ou du grand Krach dont les agences onusiennes du commerce ne veulent entendre parler)?
Le social, un luxe?
Face aux sceptiques, les auteurs de l’Index ont une parade: les «entrepreneurs sociaux»… ils sont dix millions à œuvrer pour les Objectifs du développement durable. Et c’est vrai qu’au podium de l’OMPI, ils furent aussi dynamiques que sympathiques. Mais si les Muhammad Yunus sont vraiment des entrepreneurs reste sujet à caution; et pour l’Organisation internationale du travail, nul n’est social s’il n’est salarié. Ces deux questions sont sans doute folkloriques, mais une autre est plus essentielle: pour les auteurs de l’Index, les «entreprises sociales» doivent «éduquer le marché». On croyait au contraire que le rôle du marché était de compléter – et parfois défier ou démentir – les autorités et érudits qui savent mieux que les gens ce qui est bon pour eux.
Pourtant, une «entreprise sociale», j’en ai rencontrée une grâce à (mais hors de) l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle. M’étant inscrit à un séminaire de l’OMPI sur les appareils médicaux, mais n’ayant pas reçu le badge qui en ouvrait les portes, je suis allé me consoler à l’hôtel des Bergues où se tenait le sommet «Innovation dans le Luxe»: là-bas, les bras furent grands ouverts pour la soirée de eBay qui lançait le prochain Sommet de Bombay. Comme quoi le plus social des deux n’est pas celui qu’on pense…