Cette fois, les mots parlaient vrai!

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hors champ

Les grandes douleurs ont des voix

22 Mai 2024 | Culture, histoire, philosophie

Dans «Hors Champ», on traite souvent de sujets humanitaires, Genève Internationale oblige. Le plus souvent, avec ironie, car à bien des égards, la fin de l’enfer en 1945 fut une «bonne nouvelle» suscitant un nouveau clergé: des prêcheurs qui «ont des voix» à nous casser les oreilles. Mais de temps en temps, le système onusien se dévoile sous son meilleur jour. Malgré l’adage, les grandes douleurs ne sont pas toujours muettes, et cette fois, elles ont trouvé leur voix.

«Human Networks and Partnership Weeks»: depuis quelques années, tous les acteurs et amis de «l’humanitaire» peuvent se retrouver au printemps pour faire le point, partager leurs soucis, livrer leurs états d’âme et se serrer les coudes. Une première semaine se tient en ligne, une seconde a lieu au Centre de conférences de Genève, près de la place des Nations. Organisé par les Nations Unies et la Confédération, ce Forum est d’ailleurs ouvert à tous: nul besoin d’être fonctionnaire international, et il est dommage d’y voir – par exemple – si peu de journalistes. La seule lecture du programme (voir sous hnpw.org les centaines de sessions, des plus globales aux plus concrètes) est un voyage à travers la détresse humaine sur les cinq continents. Pour cette fois, on s’en tiendra aux deux causeries qui ont le plus retenu notre attention.

Le matériel est-il matérialiste?

Les relations entre le monde humanitaire et le «secteur privé» – deux univers qui jadis se regardaient froidement comme chiens de faïence – sont un sujet brûlant depuis une génération. D’un côté, les organisations internationales aussi bien que les non gouvernementales sont en mal chronique d’argent. D’un autre, les entreprises sont moralement sur la défensive: quelle que soit la matérialité de leurs produits et services – une locomotive, un réfrigérateur, un ordinateur, un crédit ou une carte bancaire – on ne retient que le «matérialisme» de la chose. Une séance sur le partenariat entre ces deux mondes a donc mis côte à côte un carré d’humanitaires et… une compagnie privée (miyamotointernational.com). On s’y est pas mal fait la cour: chaque côté décrivant cette relation «gagnant-gagnant» de son point de vue. Alors le journaliste dans la salle s’est mis à chercher – derrière les arguments convenus – la vraie «valeur ajoutée» de telles collaborations.

La vraie révolution chinoise

Si c’est surtout pour payer, on a tort de prendre l’industrie pour une inépuisable source d’argent: les entreprises – même de grande taille – font plus souvent faillite que les Etats. Si c’est pour le matériel – grues, camions, seringues, peinture, fourrage ou téléphones -, c’est pareil: ça coûte aux uns qui achètent ou aux autres qui offrent. Si c’est pour l’expertise, les organisations internationales sont censées attirer les meilleurs experts qui voient dans ces positions une apothéose. Alors… et soudain revient à la mémoire du soussigné un reportage fait en Chine aux débuts de la coopération technique japonaise, quand Pékin tentait l’ouverture. Ça se passait dans une usine chinoise de machines agricoles, ou d’engins de transport… peu importe. Et le plus précieux apport du fabricant japonais, ce fut de révéler aux cadres et ouvriers chinois une chose pour eux inouïe: que «le client est roi». C’est pour l’usager final qu’on produit, et pas juste pour recevoir son salaire ou cocher des formulaires. Cette Epée de Damoclès suspendue sur chaque patron est ce qui les force à «bien faire». Comme quoi le meilleur «bien» n’est pas toujours là où on pense.

Empires de pierre dans la boue

L’autre séance qui a marqué le soussigné aborda un sujet sensible soumis aux «Chatham House Rules»: le journaliste n’est pas censé livrer les détails de ce qui fut dit. Mais ça ne fait de grande différence, car ledit journaliste est fort dur d’oreille. Mais on trouve en ligne des articles sur le même sujet: l’immobilier des réfugiés (voir par exemple thenewhumanitarian.org)! Sujet qui a deux versants: d’un côté, les réfugiés ont souvent dû abandonner leur logement, ils/elles ne le retrouveront peut-être jamais, et les droits de propriété ne survivent pas toujours à ces calamités. L’Organisation des Nations Unies a d’ailleurs légiféré en la matière, et en sont sortis des «Principes Pinheiro» qui veulent sauvegarder tant que faire se peut les droits des personnes déplacées à leur (ou un) logement. L’autre versant du sujet a été décrit, lors du débat, par un exemple précis: une famille s’est hâtivement installée dans un coin d’un camp de réfugiés; peu de temps après, un homme vient la voir, et réclame un loyer en échange d’une «protection» (cet homme est lui-même un habitant du camp; et la relation semble à première vue bien «mafieuse»); ce genre de scénario rend furieux les bailleurs de fonds qui veulent bien financer la construction, mais pas celle d’«empires immobiliers»; or s’en tenir à une telle analyse, c’est aller un peu vite en besogne.

Exploitant ou protecteur?

A vrai dire, la frontière entre une mafia qui lève une taxe et un prestataire qui offre un service est floue. Dans le cas décrit, l’homme susmentionné assure à ladite famille l’inviolabilité de son pré carré; il n’exige pas le loyer tant que la famille n’a pas reçu d’argent; et il protège la veuve et l’orphelin qui sont des proies faciles pour pire que lui. D’ailleurs, à une étape ultérieure, certains réfugiés font eux-mêmes commerce de leur logement, qu’ils vont parfois jusqu’à vendre, quitte à se retrouver sans toit. C’est pourquoi des autorités mettent en place un système de crédit échelonné pour ériger peu à peu une vraie maison. Ce que le journaliste n’avait pas vu jusque-là, c’est qu’un lieu de refuge n’est pas toujours un camp tiré au cordon et quadrillé par des employés des Nations Unies: c’est souvent des zones d’habitat improvisé, qui passent peu à peu du campement de bidons à un urbanisme sauvage: pour mémoire, la plupart des villes de Gaza furent d’abord des camps.
Dommage que le colloque de la Haute école d’art sur «le design humanitaire» se soit tenu une semaine après, sans connaissance mutuelle (hesge.ch/head/en/event/2024/whats-future-humanitarian-design).

Tenez bon jusqu’à l’an prochain!

Mais de tout ce tohu-bohu, le journaliste est ressorti plein de compassion pour ces «humanitaires» souvent décriés, parfois routiniers, mais sincères et éprouvés, qui font de l’acrobatie pour maintenir ensemble – le temps qu’ils peuvent – les morceaux d’un monde qui éclate.

 

Boris Engelson