chevaliers du terroir
Le canard des plumes aux dents
Les journalistes ont avec la cuisine une relation ambiguë: ils mangent mal, dit-on. Pis, les chroniqueurs politiques ou scientifiques prennent souvent de haut leurs confrères ou consœurs de la rubrique gastronomique. Jusqu’au jour où ils découvrent que ce sont, de tout le corps de presse, les plus cultivés. Alors faute de cette culture des terroirs, le soussigné va faire écrire cet article par… les lecteurs!
Laissons donc aux épicuriens de l’assiette ou à la noblesse terrienne les belles nuances de la gastronomie, et traitons ici plutôt les aspects géopolitiques ou nutritionnels de l’alimentation. Et c’est là que les lecteurs vont prendre le relais…
Le triangle de l’assiette
J’en entends un qui me crie «ces jours à Palexpo se tient le Salon Vitafoods»; un autre objecte que «c’est un Salon de la nutrition pour les riches: on ne doit pas oublier les deux cent millions de gens qui meurent de faim» et que veut sauver l’agence des Nations Unies pour l’alimentation; enfin, une âme sensible signale que «lundi, le Centre médical universitaire a fait salle comble autour de la souffrance animale… atroce à nous rendre véganes totalement». Merci à ces trois lecteurs ou lectrices dont la voix m’a atteint en songe pendant mon sommeil: j’ai là de quoi faire un article sur le manger, sinon sur le terroir.
Doper dans le bon sens?
Le Salon à Palexpo (vitafoods.eu.com), on en a parlé souvent dans ce journal; mais c’est vrai, il cherche moins à nourrir l’humanité qu’à lui donner la santé solide comme des protéines ou la vie douce comme les probiotiques. «Ce Salon, c’est comme les courses d’auto: l’organique et le physique de pointe seront tôt ou tard à plus bas prix dans l’assiette des plus démuni(e)s», commente un exposant qui n’est pas dupe. C’est d’ailleurs un des slogans du Salon de mettre à portée de tous ce qui était au début une médecine pour sportifs. Et la veille du Salon, Vitafoods tenait un Forum sur «la nutrition de demain» qui mettait l’accent sur la prévention (voir entre autres une étude sous www2.deloitte.com).
«Happy end» traduit par
«faim gaie»?
Cette image «bobo» du marché visé en ce milieu du mois de mai à Palexpo n’a pas découragé votre plume de canard d’aller d’un stand à l’autre chercher la gélule miracle contre la faim: «N’y a pas un marché à prendre dans les aliments de survie?». Certes, dans ce créneau, les clients ont peu d’argent, hormis les armées: l’agence onusienne évoquée plus haut (fao.org) quémande des fonds pour ce quart de milliard d’humains menacés de faim. Mais les famines de notre siècle sont moins «naturelles» que celles de jadis. On a pu croire, au vu de la démographie, que l’humanité serait condamnée à une course sans issue entre les tonnes à l’hectare et les millions par pays.
L’homme reste un loup pour l’homme
Mais depuis deux générations, les grandes disettes des pharaons ont disparu, malgré ou à cause de l’exode rural (voir aussi fastmarkets.com, graincomevents.com, commodityinsights.spglobal.com et puf.com/isabel-cruz-hernandez). On peut même s’offrir le luxe de vastes terres «pour le plaisir»: vignes ou café. Les deux ou trois cents millions de gens dont le pain quotidien n’est plus assuré vivent surtout en zones de guerre où l’ennemi use de la famine comme d’une arme. Et même dans les camps de réfugiés gérés par les organisations humanitaires, on dépend des ressources de la «communauté internationale» et – pis – des infrastructures de transport locales.
La terre à qui la travaille?
Si les champs rendent plus que jadis, c’est aussi par le contrôle des rivaux de l’homme: pendant des siècles, le paysan faisait des taupes et des blaireaux – voire des moineaux – un carnage; les temps modernes ont étendu l’hécatombe aux insectes. On se penche peu sur la question, mais rien qu’aux Etats-Unis, les pesticides tuent environ «quatre quadrillions» d’insectes par an, selon une source trouvée par hasard en ligne. Et ces petites bêtes pourraient bien ressentir des douleurs vives: le colloque sur la souffrance animale – plus axé sur le rat de labo que le rat des champs – l’a confirmé le 13 mai (voir unige.ch). On confond parfois les causes de la mort des insectes: le professeur Dominique Bourg – lors d’un débat – y voyait un dommage climatique avant qu’une personne dans la salle le corrige en parlant d’insecticides (utiles tout de même pour la salubrité).
Les dents du gourmand et les plumes dans la presse
On ne va pas ouvrir ici le dossier du climat comme source possible de famine; il est assez traité dans les médias, les partis, les écoles. On va conclure par là où on a commencé: les journalistes. Un fameux chroniqueur gastronomique avait fait d’abord une belle carrière au «Canard Enchaîné», jusqu’à en être dégoûté de la cuisine politique. Il sauta alors à pieds joints dans le journalisme gastronomique, qu’il tint pour le couronnement de sa vie professionnelle. Un autre passa de la Collaboration sous l’Occupation à la page gastronomique
du «Monde» (technikart.com/pourquoi-les-bons-journalistes-mangent-ils-si-mal/). On tient parfois le journalisme gastronomique – ou la gastronomie tout entière – pour un genre «rétro» sinon «réac». Mais certains «vieux» aiment la cuisine nouvelle: quelle ne fut pas ma surprise, à Vitafoods, de voir un senior que je croise d’ailleurs à toute sorte de colloques: venu en curieux, il n’est ni journaliste, ni scientifique, mais nourrit son esprit de retraité avec de l’aliment plus «jeune» qu’à Cité Seniors: les agendas de congrès.