construction - A Renens/VD
Pizzerra Poletti, sept décennies de maçonnerie
Vous aimez la littérature? Remerciez Pizzerra Poletti SA! Le tout premier immeuble bâti par cette entreprise basée à Renens (VD), en 1952, abrite aujourd’hui la librairie Payot Lausanne, au Grand-Pont. Cette société familiale née autour d’un bureau d’architecte et d’ingénieur, une usine de préfabrication et une entreprise de maçonnerie, s’est recentrée au fil des ans sur le gros œuvre. Elle se développe aujourd’hui dans la gestion immobilière et la gestion de projets, sans abandonner la maçonnerie, pour laquelle elle lance des projets de recherche.
Dans la période d’après-guerre marquée par un important besoin de logement, les deux fondateurs de Pizzerra Poletti SA, Joseph Pizzerra, entrepreneur à Neuchâtel (qui a travaillé avec Gilbert Trigano sur les premiers villages du Club Med), et André Poletti, dessinateur architecte, employé chez Pizzerra dès la fin des années 1940, se sont organisés pour proposer des solutions «clef en main» aux investisseurs institutionnels, de la conception à la réalisation. En 1952, voilà qui était novateur.
Septante ans plus tard, après avoir fermé le bureau d’architecte pour ne garder que la maçonnerie, Jérôme Poletti, 45 ans, petit-fils d’André, président et CEO de cette grosse PME de 200 employés, entame une nouvelle mue qui met en avant la prestation de services. Bien que Jérôme Poletti récuse le terme de «groupe» appliqué à Pizzerra Poletti, il s’est employé à développer ou créer des sociétés partenaires afin de diversifier l’activité de la «maison-mère» (un autre terme qu’il récuserait).
La régie Fidi SA date d’avant son arrivée, mais son importance croît pour plusieurs raisons. Il y a d’abord le fait qu’avec un parc bâti important, mais en expansion lente, l’activité de gestion prend mécaniquement de l’importance. Après la fermeture du bureau d’architecte, Fidi a pris le relais dans la conduite de promotions, comme par exemple le projet Polyprime à Villars-Sainte-Croix/VD, dans la région lausannoise, entièrement financé par Pizzerra Poletti SA, qui offrira 13 000 m2 de surfaces commerciales et d’activité.
Des processus optimisés
Il y a enfin l’ouverture que Fidi SA donne à Pizzerra Poletti dans le domaine des rénovations énergétiques des bâtiments, qui requiert des analyses et évaluations parfois poussées avant la phase de réalisation. Pour l’heure, 5% du chiffre d’affaires de Pizzerra Poletti SA provient de clients sous gestion chez Fidi, le reste de mandats sans lien avec la régie. Pour appuyer Fidi, Jérôme Poletti a créé la société PP Integra, spécialisée dans l’étude de projets de transformation et la conduite de chantiers.
Il a aussi optimisé les processus de fabrication en maçonnerie, pour immobiliser le moins possible hommes et machines. Non qu’il soit un nouvel esclavagiste: à l’été 2023, le quotidien «Basler Zeitung» lui a consacré un article sous le titre «Le chef qui renvoie ses collaborateurs chez eux», en expliquant comment par temps de canicule, il préférait arrêter ses chantiers en début d’après-midi plutôt que d’exposer ses collaborateurs à la chaleur excessive des étés lémaniques.
Le projet Polyprime à Villars-Sainte-Croix/VD, entièrement financé par Pizzerra Poletti SA.
Du béton de terre, sans gravier
Jérôme Poletti vient également de créer la société Opus Terra, en partenariat avec Pittet artisans Sàrl et le groupe Grisoni à Vuadens, deux entreprise familiales, pour développer le béton à base de terre. Pour ce faire, il utilise le sol des parcelles sur lesquelles il bâtit. Moins de va-et-vient de camions, moins d’épuisement des carrières, la solution, a priori, n’a que des avantages. «C’est un marché de niche auquel je crois et qui va se développer», affirme-t-il. Un ingénieur en environnement est notamment chargé de calculer le bilan carbone de l’entreprise et de contribuer à la recherche de nouveaux matériaux. «C’est à nous, entrepreneurs, d’amener des solutions techniques aux architectes», pense Jérôme Poletti.
L’homme croit également que dans le bâtiment aussi, les technologies de l’information permettent des gains de productivité. «Nous avons fait notre révolution numérique; nous travaillons quasiment sans papier», lance-t-il en pointant le tables dans l’open space qui abrite sa société. Il va se lancer dans une étude systématique de l’intelligence artificielle appliquée à sa branche. «En numérisation, nous avons quelques années d’avance sur un grand nombre d’entreprises de notre secteur; cela nous permet de jouer tranquillement avec l’IA sans crainte d’être dépassés», assure cet homme qui a posé une statuette de Tintin sur son bureau, comme pour dire que lui aussi était curieux, tel un journaliste-détective.
L’esprit pionnier reste
En 2025, il élargira son Conseil d’administration, où pour l’heure il est seul avec son père, afin d’y amener de nouvelles compétences. De l’entreprise générale de 1952, il reste peu, si ce n’est l’esprit pionnier et une importante diversification. Les contours de Pizzerra Poletti SA 2024 comparés à ceux de la société à sa création témoignent des changements de la branche du bâtiment en sept décennies. «Bien malin celui qui peut dire ce qu’il en sera dans quinze ans», conclut Jérôme Poletti. A chaque jour suffit sa peine, dit le proverbe.
Cesare Accardi
GROS PLAN
«Quand on hérite, on n’est jamais vraiment propriétaire»
Depuis 1992, la famille Poletti est l’unique actionnaire de Pizzerra Poletti SA, mais elle a gardé le nom en hommage à Joseph Pizzerra. Celui-ci s’est si bien entendu avec son employé, André Poletti, qu’il en a fait son associé en 1952 et a permis au fils de ce dernier, Jean-Philippe Poletti, d’entrer à son tour dans la société dans les années 1970 et d’en prendre la tête en 1985.
Enfant, Jérôme Poletti savait déjà qu’il travaillerait au sein de l’entreprise familiale. «A six ans, j’ai dit à mon père: «Je monterai les murs et tu dessineras les fenêtres»…», raconte-t-il. Et s’il reconnaît que ses parents se sont toujours efforcés de tenir l’entreprise hors de la vie de famille, il avoue aussi que pour sa sœur, qui n’est pas du métier, la société prenait sans doute trop de place à la table familiale.
Adolescent puis adulte, il va se former comme maçon chez des concurrents, jusqu’à obtenir un brevet fédéral de contremaître. «Je ne voulais pas être que le fils du patron, je voulais arriver avec une formation dans l’entreprise familiale pour avoir une crédibilité, explique-t-il. Si c’était à refaire, j’irai à Zurich plutôt que de rester en Suisse romande, pour vraiment être une page blanche à mon arrivée, pour qu’il soit clair que je n’ai pas eu de passe-droit».
Cette modestie s’exprime aussi à travers sa philosophie: «Quand on hérite d’une entreprise, on n’en est jamais vraiment propriétaire, à la différence du fondateur. La mission des héritiers, c’est de transmettre plus tard l’activité encore plus florissante qu’ils ne l’ont reçue».
Lorsqu’il débute chez Pizzerra Poletti en 2006, il fait des photocopies, contrôle les factures, s’occupe de sécurité avant de se charger de petits chantiers. Puis il prend la tête du secteur maçonnerie, et enfin de la société en 2015.
«Mon père ne m’a mis aucun frein. Il m’a juste dit: «Je vois que tu es plus tourné vers l’avenir que moi». Mais nous ne faisons pas le même métier. Il est architecte, je suis entrepreneur», raconte Jérôme Poletti. Entrepreneur: entendez maçon. Il a face à sa table de travail la truelle et le fil à plomb de son grand-père maternel, lui aussi maçon. La suite? Il est trop tôt pour dire si ses deux filles, de treize et quinze ans, s’intéresseront à Pizzerra Poletti SA, mais elles en ont encore le temps. Leur grand-père leur a promis que, si elles reprenaient l’entreprise, elles pourraient repeindre le logo en rose et que ce serait une excellente idée.