Hors champ
Comment se préparer à la «collaboration»
Pour certains, la Russie de Poutine a gagné la guerre: vrai ou faux, à quoi ressemblera ou ressemblerait la vie en Europe sous la «botte» russe?
LLa politique-fiction est un genre apprécié en littérature et en pédagogie: on a écrit ou on pourrait écrire des romans où Hitler et Napoléon gagnent leur guerre… où Gengis Khan reste dans la steppe… où Lénine vit tout son siècle… où Moctezuma tue Cortès… où Mithra devient Dieu de Rome… mais on ne sait encore si une victoire de Poutine relève du «scoop» ou du «gag» (dans la dystopie qui suit, on hésite entre l’indicatif et le conditionnel). En tout cas depuis l’an 2000, ni sa victoire ni sa défaite n’était dans le radar des grandes sociétés de conseil qui sortaient des rapports en papier glacé sur «le monde en 2050».
Enigme ou schizo
Depuis des âges, on parle de «la botte» russe, du «knout» du tsar… ou on forge les formules de «la prison des peuples», du «rouleau compresseur » ou encore – selon les termes de Custine repris de La Boétie – du pays de «la servitude volontaire». Oh! la Russie, c’est aussi Léon Tolstoï et la Comtesse de Ségur, Dimitri Mendeleïev et Youri Knorozov, Nicolaï Erdman et Victor Kravtchenko, Andreï Sakharov et Marina Ovsiannikova. D’ailleurs Ivan reçut la meilleure éducation avant de devenir «Terrible» au point de forcer la Russie à faire un bond de mille ans en arrière. Les «spécialistes » russophones, russologues ou russophiles pourraient en dire bien plus que ces lignes. Reste pourtant une «énigme russe» que même les «experts» ne savent percer. Car point besoin de grand clerc pour déceler une faille dans la psyché slave: être la contrée la plus étendue du monde mais pas la plus peuplée crée de grandes frustrations: de nos jours, tel ou tel pays à peine plus grand que la France ou la Suisse pèse plus lourd en nombre de têtes que la Russie du Pacifique à l’Atlantique!
La boulimie est-elle une
science?
Gober l’Europe et son demi-milliard de Terriens permet tout juste de revenir sur le podium en troisième place devant les Etats-Unis. Mais serait-ce une Russie «russe», au point de détrôner – sur son sol puis dans le monde – l’anglais qui occupe plus de la moitié du Web? Et même, si nous nous mettions tous au russe, peut-on encore «penser» en cette langue, sinon comme Poutine et les siens? Les arts et les sciences se momifient à Moscou, diton: sur les cinq auteurs de la «nouvelle génération» cités par Wikipédia, seuls deux ont droit à une page dédiée (l’un est un Houellebecq arménien, l’autre un orthodoxe d’Ukraine). La biotech russe n’a pas trop brillé face aux Turcs d’Allemagne pendant la pandémie. Et hormis des armes, l’industrie russe vend peu de hi-tech à l’étranger (malgré le milliard perdu par Renault dans Lada). Ce survol est certes hâtif, mais pose la question: quel «projet» peut avoir une «Russie de Lisbonne aux Kouriles»? Les ultras du Kremlin parlent déjà de reprendre l’Alaska: pour le rendre aux Inuits ou pour pilonner la Silicon Valley?
La pensée unique n’est plus un
monopole
Le temps où l’âme russe blanche ou rouge donnait au monde un espace de rêve est bien fini. Et une vie dans un Occident «russe» risque d’être plutôt grise, qu’on soit «collabo» ou «rebelle». Le seul point rose se trouve dans cette vieille blague sur l’incurie de l’Empire: quand on va en Enfer, autant prendre à gauche vers «Enfer russe», car là «rien ne marche jamais, ni la clef ni le feu». Même là, l’Occident sera à nouveau en avance… d’un enfer mieux organisé: «En Suisse, tout ce qui n’est pas interdit est obligatoire» dit une vieille blague qui n’est pas tombée du ciel. L’Europe des «droits» cache mal ses sens uniques: les auteur(e)s d’un récent plaidoyer pour la «diversité» des médias étaient eux/elles-mêmes des donneurs/ euses de leçon avant un retour de manivelle (pressclub.ch/sans-diversitede-vues-pas-de-journalisme/).
L’«Etre à l’Ouest» se mord la
queue
Bref, l’anti-Ouest n’est pas qu’à l’Est. On a glosé pas mal, avant et depuis Oswald Spengler, sur l’Occident en déclin (voir aussi le débat sur les «Brics» sous fifdh.org). Mais en un temps où on disait que «Genève n’est plus dans Genève», les esprits pionniers allèrent porter outre-Atlantique la flamme de notre République. Désormais c’est à toute l’Europe – qui porte le nom d’une Libanaise – de se décentrer sans se renier. Dans les Années Soixante, des «woke» avant l’heure ont traité Karl Marx de «suprématiste blanc machiste». A quoi les maoïstes répondirent que la Révolution chinoise s’était faite sans servir l’Occident. Emile Zola, lui, a dû oublier qu’il était Italien pour devenir le héros d’un drame français puis mondial. Si l’esprit d’un Erasme, d’un Copernic, d’un Vitoria, d’un Socrate, d’un Euclide, d’un Rousseau, d’un Mill, d’un Chaplin, d’un Higgs (ou même d’un Twain ou d’un Hergé) quitte l’Occident pour fleurir au Donbass ou en Afrique, tant mieux.
L’Afrique noire devrait rougir!
D’ailleurs, avec le film «Goodbye Julia» (fifdh.org), le doute «occidental» est devenu «soudanais»pour le meilleur! «J’étais ingénieur… j’en ai eu marre du binaire… je veux être artiste» a dit l’auteur en débat au Grütli. On est loin des slogans des «laissés pour compte» qu’aiment clamer les «décoloniaux» de Bamako à Genève. L’Afrique est «un continent jeune dirigé par des vieillards» flattés par la Russie et la Chine: tous misent sur le poing dressé contre l’Occident. Certes, l’Afrique peut croître en «poids» géopolitique et en «créance» historique. Ça peut fermer l’avenir aux autres, mais est-ce ainsi qu’elle va ouvrir le sien?
Le temps oublie même Einstein
Certes, la valeur d’une Nation ne se mesure ni au produit intérieur, ni même au nombre de Nobel. L’Afrique, comme la Russie, a des choses à dire au monde; et pas juste que le «Nobel» est un club judéo- yankee. Même les plus chauvins des Chinois ou des Indiens ne disent pas ça, et leur discours «décolonial» en mode mineur les a conduits bien au-delà de Goa et Macao. Le Japon a donné sa pleine mesure le jour où il s’est «occidentalisé» d’urgence. Quant à l’Amérique latine, on ne sait trop si elle est à l’Ouest ou au Sud. Mais à force d’être «le pays de l’avenir », le Brésil est classé: un avenir «qui le sera toujours» ironisent les Brésiliens eux-mêmes. On peut certes ironiser encore au second degré: «l’Avenir Radieux n’a pas besoin d’une nostalgie d’un Aristophane ou d’un Molière, ni même d’un Darwin ou d’un Pasteur». Mais c’est là le discours type des autodafés, de la Chine antique à l’Inquisition et au nazisme.