Hors champ
Monsieur de La Palice, roi du monde
Un «gentillhomme» qui vivait vers 1500, proche des rois de France, passa à l’histoire des lettres par des mots d’esprit de bas étage (inventés après coup): «S’il n’était point mort, il serait encore vivant», «Il n’était pas grand, car petit de taille»… ces formules sont nommées de nos jours «lapalissades». Le Conseil des droits de l’homme – dont la session de printemps vient d’ouvrir au Palais des Nations – est devenu un concours de lapalissades dès le premier jour. A quelque chose, sottise est bonne: si le monde est en guerre de lapalissades, la paix peut en profiter.
«La guerre est le fruit de l’injustice… il n’y a pas de paix sans justice»… c’est un des couplets favoris des «droits de l’homme». Mais à quoi bon des débats dans les petites salles XXI à XXVII du Palais des Nations, si c’est pour ânonner ce qu’on entend déjà à foison aux grandes plénières de la grande «Salle des droits de l’homme» de l’étage d’en-dessus? La petite table ronde du mardi 27 voulait «Donner de l’élan à la culture de paix», tandis que celle du jeudi 29, vingt mètres plus à l’Ouest, se plaçait d’emblée sous l’égide d’un groupe «Non c’è pace senza giustizia». Cela sonne bien, mais est-ce vrai?
La vérité ne sonne pas trois fois
Ce qui sonne bien a une bonne chance d’être faux: la vérité n’a pas besoin de sonner bien… ou alors, elle saute aux yeux sans paroles. Au podium du mardi, l’oratrice la plus éloquente du couplet était la porte-parole du Chili: avant de tomber dans le piège des paroles à porter, elle fut une chercheuse dans les meilleures Universités. Mais elle ne semble plus saisir l’ironie, quand on la taquine avec un «Combien d’années entre la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et les millions de morts des guerres napoléoniennes?»; ou la double ironie du «Comment expliquer que la Grande Guerre ait mis aux prises la première démocratie politique et la première démocratie sociale de la Belle Epoque?». On peut prendre la liste de toutes les grandes guerres de l’histoire (des bords du Lac Trasimène aux rives du Dniepr), le lien entre justice manquante et paix troublée ne saute pas aux yeux. Hormis lors des guerres de libération (et certaines guerres civiles), qui n’ont donné ni la justice ni même la paix: presque tous les pays du Sud en sont l’exemple vivant. Bref, à la petite réunion de mardi à la salle XXII, on a tout de même pu tomber d’accord sur une ou deux vérités de base: la paix est pacifique, et les droits humains sont humains sinon droits. De guerre des mots à sang versé, il y a un plus petit pas qu’on croit; et quand le Haut-Commissaire aux droits de l’homme coupe les langues pointues, blesse-t-il le droit ou sauve-t-il des vies? (20min.ch/fr/story/lonu-juge-horribles-les-propos-dune-ministre-britannique-136969447725).
Ni vu ni connu
On pourrait même trouver – entre paix et justice – un lien inverse dans un cas cher à un professeur de psychologie de l’Université de Genève (editions-harmattan.fr/livre-femmes_sahraouies_femmes_du_desert_christiane_perregaux-9782738405173-5283.html). Le même mardi dans la même salle XXII, les avocats du Front Polisario ont tenu des propos musclés contre le Maroc… et l’Europe qui le soutient. «Petit» par le sang versé, ce conflit dans un coin de Sahara jadis espagnol est riche par les questions qu’il soulève. Comme dans le cas de l’Ukraine, deux points de vue s’y affrontent: le Maroc ne voit pas pourquoi on laisserait tant de ressources aux mains d’une poignée de Sahraouis, quand les Marocains peuvent en faire si bon usage. D’autant que le cadastre et les frontières dans un désert de dunes ne peuvent être une source de «légitimité». N’empêche, les Sahraouis se sentent «occupés», ils veulent un pays à eux, et l’avocat Gilles Dévers espère que libérés, les Sahraouis reprendront à zéro tous les contrats miniers. L’ambiguïté de ce genre de conflit est illustrée par l’énigmatique distinction que Me Dévers fait entre (cité de mémoire) avoir «l’avis des gens» et «le soutien du peuple». En effet, le Maroc tente d’acheter le cœur de la population locale à coups d’infrastructures: les familles elles-mêmes sont divisées. Encore une ironie, le président de l’actuelle session du Conseil des droits de l’homme est un très doux Marocain. Sahara ou pas, on retrouve ces dilemmes aux quatre coins du monde et tout au fil de l’histoire: celle des deux cents pays qui ne veulent toujours pas en faire un.
Grands drames à petit bruit
On disait plus haut que le conflit du Sahara était «petit» par le nombre de morts: une quinzaine de milliers tout de même; certes, c’est peu en regard du demi ou quart de million en Syrie, pays dont le délégué au Palais des Nations s’est dit outré par les trente mille morts à Gaza. On le voit, la liste des conflits les plus sanglants et celle des conflits les plus réglables n’est pas la même. Les Nations Unies semblent impuissantes face aux grandes manœuvres des forts en Ukraine et à Gaza; mais sur de plus petits théâtres – de l’Arménie au Liban voire au grand Soudan – leurs moyens ne sont sans doute pas épuisés.
«Les Nations Unies ne peuvent rien si, sur le terrain, les peuples ne sont pas prêts à vivre ensemble», disait ces jours un diplomate de qualité. Mais quand les peuples veulent vivre ensemble, ils n’ont plus besoin des Nations Unies… alors, l’Organisation a-t-elle fait son temps comme la Société des Nations à la fin des Années Trente? Qu’un parlement de deux cents Etats soit déchiré entre deux cents poids et deux cents mesures, c’est à nouveau une lapalissade.
Qu’il parle la «langue de bois», c’est normal; mais à un certain stade, la langue de bois trahit une sclérose cervicale. Ce fut le drame de conscience des militants de gauche face à l’Union soviétique des Années Trente à Soixante.
Le mal du siècle: l’expert
La langue de bois de la «communauté internationale» – civile ou non – n’est pas juste formatée, comme les Objectifs du développement durable. C’est pis: elle empêche – comme dans la pièce de Mikhaïl Boulgakov ou dans celle de Nicolaï Erdman – de parler du monde réel. Ce n’est pas le dernier dialogue de sourds (et aveugles) au Club de la presse qui va prouver le contraire: entre les propos lyriques sur «le savoir-faire genevois» en négociations pour le bien du Monde et l’avis d’une «petite main» au Palais «où il ne se passe rien: juste des masses de gens qui se servent du système», laquelle des deux vues est l’effet d’un mirage?
On devrait créer une agence ad-hoc – présidée par Salman Rushdie – pour traiter tous les tabous du système onusien et de la société civile. L’échec de la décolonisation en Afrique et au Proche-Orient, le soutien d’une moitié de l’Amérique latine à des candidats «fascistes», l’impasse de toutes les théories du développement (sauf quand le développement rejette la théorie comme en Extrême-Orient), la persistance des atteintes aux droits même sans Pinochet, Ne Win ou Franco… à vrai dire, tout le XXIe siècle est un démenti aux idéaux de la Charte issue de la Libération. Un des rares endroits où on voit ces choses en face, c’est dans le livre de Deval Desai au titre parlant: «Expert ignorance» (en libre accès sous cambridge.org). Desai ironise sur la fuite en avant de l’expertise: «Je ne sais guère ce que le règne du droit veut dire, mais je vais quand même le prendre en main».
Certes, l’expert a des circonstances atténuantes: si l’Etat de droit est une notion claire quant aux vœux de la majorité, il est de plus en plus brouillé pour les minorités, sauf pour celles à la mode qui censurent les autres. Le Centre sur la démocratie à la Maison de la Paix avait-t-il compris l’enjeu du livre, au moment d’inviter l’auteur lundi 26? Car si on pousse la logique de Desai au bout, l’Institut et son Centre n’ont plus lieu d’être! Alors faute d’experts crédibles, autant en revenir au poète du terroir Gilles et à son «Echo d’Onusie»: Personne n’écoute personne. Un dieu, un seul, la statistique».