culture & nature - Patrick Gilliéron Lopreno
Le photographe des territoires magiques
Autant le dire d’emblée: je tiens Patrick Gilliéron Lopreno comme l’un des meilleurs photographes de ce pays, pourtant riche en regards curieux et talentueux. Ce photographe, chroniqueur et journaliste vivant à Genève parcourt presque fébrilement la Suisse romande en captant subtilement ses paysages et en les fixant dans de magnifiques livres ou de superbes expositions. Sans remonter à l’inoubliable «Monastères» (2014, Editions Labor et Fides), les deux derniers ouvrages de Patrick Gilliéron Lopreno, «Champs» (2021) et «U-Turn» (2022, Editions Till Sharp), augmentés de textes graves, ont révélé la beauté de nos terres aujourd’hui modelées par la modernité ou aménagées par les mains des architectes et des ingénieurs. Patrick Gilliéron Lopreno répond à nos questions.
– D’où vous vient ce goût pour l’image et la photographie? Et quelles sont les principales étapes de votre carrière?
– Très jeune, j’ai reçu un appareil photo et depuis je n’ai jamais cessé de photographier. J’ai appris le développement argentique en laboratoire et faisais mes propres tirages. Cela avait un côté très expérimental et amateur. Ensuite, j’ai fait l’Université en lettres et ai obtenu un Master en philosophie de l’histoire sur la notion de mémoire dans l’œuvre du cinéaste Chris Marker. Puis, j’ai ressenti le désir de retourner vers la photographie d’une façon plus professionnelle. Je suis parti, grâce au photographe Klavdij Sluban, me former en Italie, à la prestigieuse agence Grazia Neri. Là-bas, j’ai énormément appris. En rentrant en Suisse, j’ai débuté en tant que photographe indépendant auprès des médias, avant d’évoluer vers des commandes plus institutionnelles et pour des ONG. Maintenant, je me sens libre. C’est l’essentiel. La photographie est, pour moi, un moyen de fuir la réalité, tout en restant bien ancré dans le réel.
– Votre œuvre, à travers vos publications, s’inspire souvent des paysages et des territoires. Pourquoi êtes-vous attiré par ces sujets?
– La notion de territoire et de paysage est primordiale dans mon travail. Ayant une vision plutôt écologiste et romantique de la vie, j’ai développé une critique féroce de notre modernité. Je suis très pessimiste quant à notre avenir; le bâti et son impact sur l’environnement en sont aussi les causes. Bien entendu, je ne me considère pas comme réactionnaire et j’adhère tout de même à une vision du progrès, mais qui doit, à mon avis, profiter au plus grand nombre et non être soumis aux seuls impératifs économiques de rentabilité. Je suis très influencé par l’œuvre d’Hermann Hesse et d’Andreï Tarkovski. Chez eux, on trouve ces mêmes préoccupations. Il y a un total respect de la vie et du vivant, une conception du monde tournée vers le sacré.
– Dans le magnifique ouvrage «Champs», paru en 2021, avec un texte de Slobodan Despot, vous avez livré un point de vue sur la paysannerie contemporaine. Quelle était votre intention et votre point de vue sur cette activité humaine liée à la terre?
– Je suis très content de cet ouvrage, qui a été, grâce au travail du graphiste Chris Gautschi, sélectionné parmi les 100 plus beaux livres au monde au Tokyo Award Type Design. A l’époque, j’avais participé aux manifestations contre l’OMC et la question de l’alimentation est devenue un sujet d’intérêt, voire même de préoccupation. Dans une logique de critique de la mondialisation, je suis allé à la rencontre de nos agriculteurs, qui nous permettent de nous nourrir au quotidien. Ce travail m’a permis de mêler les paysages aux portraits, pour mon plus grand plaisir. Les magnifiques textes de Slobodan Despot lui donnent aussi une dimension littéraire et onirique.
– Avec «U-Turn», vous avez développé votre propos sur les territoires. Quel est votre avis d’artiste sur l’aménagement du territoire?
– Malheureusement, de nos jours, le bâtisseur est plus proche d’un homme d’affaires que d’un artisan du Moyen Age. La notion du Beau a disparu au profit de constructions froides et technocratiques au service d’une idée totalitaire qui gère la massification et l’uniformisation de nos vies. En architecture, le néo-libéralisme poursuit un même processus d’aliénation de l’individu et de destruction de ses libertés. A cela s’ajoute une volonté de contrôler le quotidien en créant, sans cesse, des micro-frontières à l’intérieur de nos existences, sous la forme de barrières, codes d’entrée, caméras de surveillance, dans un processus de numérisation sans fin.
Paysage hivernal.
– Vos premiers livres traitaient du monde carcéral et monastique: pourquoi cet intérêt pour ces mondes intérieurs clos et pourquoi avez-vous passé ensuite à l’extérieur ouvert et large du paysage?
– L’isolement protège l’individu et lui ouvre l’infini. Quand j’ai travaillé dans le milieu carcéral, je me suis rendu compte de l’importance des religions pour la survie, mentale et physique du détenu, contrairement à ce que professent les théoriciens de la déconstruction. Beaucoup possédaient leur Bible ou leur Coran à côté de leur lit. L’enfermement favorise l’intériorité et l’introspection de l’être et cela m’a amené, tout naturellement, à m’intéresser au monde des monastères. De la prison à la clôture, il n’y a qu’un pas. D’ailleurs, tous deux partagent une même cellule. Ensuite, je suis passé à l’extérieur, mais le sentiment d’enfermement et de claustrophobie n’a pas disparu au grand air. D’ailleurs, beaucoup de paysans ressentent une grande solitude.
– Vous êtes aussi un portraitiste renommé: qu’est-ce qui vous intéresse dans la figure et la présence humaines? Photographie-t-on un visage comme un paysage?
-Je suis passionné par le portrait, ce qui me permet de garder un lien avec l’Autre. Etant de nature plutôt solitaire et sauvage, cette pratique me confronte aux regards et à l’intime. En dehors des mandats, je ne photographie que les gens que j’aime. Pour cela, il me faut du temps et de la complicité. Dernièrement, il m’a fallu des mois pour réussir le portrait d’une très chère amie, que j’intégrerai dans ma prochaine exposition, en février. Oui, on photographie un paysage comme on fait un portrait, Jean-Luc Godard l’a dit très justement. C’est un acte d’amour et si la magie opère, l’image est réussie. Godard était aussi un romantique.
– Quel est votre regard sur la photographie artistique en Suisse romande?
– Grazia Neri m’a dit un jour: «La Suisse est un pays de photographie!». Elle n’avait pas tort. On y trouve des écoles réputées, de très bons musées et le niveau des photographes est, pour la plupart, de qualité, que ce soit dans le conceptuel ou le documentaire. Et vu qu’il y a encore un peu d’argent, grâce aux fondations et aux subventions publiques, la compétition entre nous est moins violente que dans d’autres pays. On arrive encore à se parler.