L’esprit critique, c’est mettre le doigt sur les faux-semblants.

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Où apprendre à contrer ses «déformations»?

27 Sep 2023 | Carrière et formation

Comme chaque fin de mois, numéro «Spécial Formation»: et si, pour une fois, on parlait des «déformations professionnelles»? On laisse à d’autres médias les suites de la «rentrée scolaire» et la «course au rectorat».

Une «déformation professionnelle», c’est un réflexe qui perdure dans la vie de famille alors qu’il n’a de sens qu’au travail. Quand un avocat plaide sa cause face à son curé, quand un psy cite le «thanatos» à son fils fâché, ou même quand une fleuriste voit la vie en rose, on taquinera ces gens avec la notion de «déformation professionnelle». Mais ce type de «déformation» est anecdotique: autre paire de manches avec les «pro»; à les voir en action, on se dit qu’ils font leur boulot plus sous l’effet de tics, de manies, de réflexes… que de réflexion. Et cela surtout dans les métiers de haut vol: un paysan qui plante des choux, un maçon qui fait un mur, n’ont d’autre gestes que ceux qui servent le but. Par contre, face aux dires ou actes d’un banquier, d’un chercheur, d’un consultant, et même d’un général, on sent plus d’une fois qu’ils jouent un rôle. Certes, on n’a pas là une «déformation» de la vie de famille par celle du travail: c’est au contraire la vie au travail qui est victime de manies; mais ces réflexes – communs chaque fois à toute une caste – ne viennent donc pas de la famille; alors, d’où, et à quel prix?

Le «plaidoyer» n’est pas soluble dans la «recherche»

Comme souvent, ce sont les rencontres professionnelles des jours passés qui vont servir de terrain à l’exercice: cette fois, le salon «IT-Forum», le colloque sur «L’histoire des écoles d’art à Genève», la journée «When research meets policy» à la Maison de la paix et celle à Uni-Mail sur la «Data science», le débat sur l’«impact» à la «Fédération (…) de coopération», le «Forum public de l’Organisation mondiale du commerce», la grand-messe sur la «Pleine conscience» à la Faculté de médecine, l’anniversaire de la chaire d’«Histoire des religions»… et d’autres encore plus discrets à la Fondation Louis-Jeantet. On ne va pas ici rendre compte par le menu de tous ces «événements» qu’on peut souvent revoir en ligne de manière intégrale. Mais à la longue, même un coup d’œil ou de feuille de-ci de-là permet de voir le contour et la couleur. Et en fin de compte, une chose frappe: le côté «méta» de la plupart des débats. On disserte sur le développement, mais on serait incapable de rappeler une seule politique de développement au XXe siècle qui n’ait pas donné l’inverse du résultat escompté; on roule les mécaniques pour éveiller les consciences vertes, mais on évite la question «Pourquoi est-ce plus dur même qu’abolir l’esclavage?». Bref, face à tous ces experts – brillants et humains, la plupart du temps -, on est parfois tenté de leur demander «Croyez-vous à ce que vous dites?». Et là, surprise, le podium comme la salle sont heureux qu’un ignare venu des médias ait posé la question. Car pour ces «pairs», c’est un luxe: leur premier souci est de plaire à leur hiérarchie, aux gouvernements, à la société civile, à la jeunesse… et il ne reste plus de place pour la logique, sinon la vérité.

Le supplément d’âme: une
spéculation rentable

Est-ce ce qui attire à la «pleine conscience» tant de «gens qui savent» mais ne sont plus libres de penser (agenda.unige.ch/events/view/36871)? Que des scientifiques organisent un symposium sur un sujet aussi «bouddhique», tant mieux: ça décoince un peu la science. Mais ce jour-là à la Faculté de médecine, avec des «savants» au podium sur la ligne des «groupies» de la salle, on se serait cru au salon Holistica (tenu la même semaine: recto-verseau.ch). Que la «science» ne laisse plus guère de chance à l’esprit critique, on n’est pas les seuls à s’en soucier.
Ou alors, elle est victime de sa propre performance: «Moi-même, dans certains articles de maths où j’ai trempé, je ne comprends que le passage que j’ai écrit tout seul»: cet aveu d’une étoile du sujet avait le ton d’une mise en garde. Même son de cloche d’une novice dans un autre domaine: «Oui, je fais une thèse… mais après, je file dans le privé! Pourquoi? Parce que là-bas, on cherche des résultats; ici à l’Université, tout n’est qu’affaire d’ego». C’est aussi ce qui a poussé un expert en «intelligence artificielle» à quitter l’Ecole polytechnique pour créer sa boîte: à l’Ecole, on réussit en étant péremptoire, alors que la science est plutôt une aventure. C’est donc l’Odyssée qui a servi de fil conducteur au transfuge de l’Ecole, entendu au salon «IT-Forum». Ces derniers temps à l’Université, les seuls à aimer les questions ouvertes plus que les plans de carrière se trouvèrent dans une petite salle autour de l’histoire des religions; leur secret: ils sont mal vus tant de la Faculté de théologie que du Département d’histoire. Faute de place, on doit s’en tenir ici à un survol désinvolte de rapidité et de métaphores, alors laissons pour l’instant le colloque sur l’histoire des écoles d’art, qui vaudrait une page à lui tout seul: 21 sur 22 orateurs/trices venaient d’institutions étatiques, la Société des arts servant juste de faire valoir.

La fonction tue l’organe

Revenons au paysan évoqué au début: la Fédération genevoise de coopération a tenu débat ouvert sur l’«Outcome harvesting», sorte d’alternative à l’audit. Nul doute, ces gens sont sérieux et honnêtes, mais chercher midi à quatorze heures pour évaluer l’impact de «l’aide» agricole sert surtout à créer deux postes d’experts de plus: cela devint clair à la fin du débat. On pourrait ironiser en disant que l’humanité est coupée en deux: ceux qui travaillent, et ceux qui «aident» ceux qui travaillent.
Ce qui nous ramène à la question de départ: d’où viennent ces tics, manies, réflexes, postures qui tuent les métiers de haute expertise? Il suffit de remplir un formulaire d’inscription à leurs «événements» pour trouver la réponse: on n’y parle que de «poste», «rôle», «fonction», «affiliation», «institution»… et le journaliste indépendant ne sait jamais comment remplir ces cases. C’est donc le «rôle» qui tue le «métier», diraient les laissés-pour-compte.

 

Boris Engelson