La Madrague, la villa de Brigitte Bardot, à Saint-Tropez, désigne une madraga, un filet de pêche – et par extension un lieu de pêche.

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culture & nature - Sur le bout de la langue

A quoi sert une langue?

5 Juil 2023 | Culture, histoire, philosophie

Si elle permet notamment de transmettre une information et de trouver un emploi, toute langue est aussi et avant tout un objet de culture et un moyen de penser différemment.

Vous le savez sans doute: la France – c’est l’une de ses fiertés – produit encore de grands mathématiciens. Mais en connaissez-vous la raison? «Ce n’est pas parce que l’école de mathématiques française est influente qu’elle peut encore publier en français; c’est parce qu’elle publie en français qu’elle est puissante, car cela la conduit à emprunter des chemins de réflexion différents», souligne l’un de ses plus éminents représentants, Laurent Lafforgue. Ce qui fait dire au célèbre linguiste Claude Hagège: «Certains croient qu’on peut promouvoir une pensée française en anglais: ils ont tort. Imposer sa langue, c’est aussi imposer sa manière de penser».
C’est là l’un des éléments essentiels qu’oublient ceux qui ne voient pas l’intérêt de sauver le tariana (Amazonie), le thouktche (Sibérie) ou le poitevin saintongeais: une langue ne permet pas seulement de transmettre une information ou de trouver du travail. Elle remplit d’autres fonctions, qu’il n’est pas inutile de rappeler ici.
• Commençons par le plus important, qu’illustre la réussite de l’école de mathématiques française: en parlant différemment, nous pensons différemment. En movima, une langue bolivienne, l’article devant le nom est différent si l’objet ou l’individu considéré est présent physiquement ou s’il est absent. En breton, il existe ainsi plusieurs manières de dire une phrase aussi banale que je mange du pain, selon que l’on souhaite insister sur ce que l’on mange, sur qui mange ou sur l’action de manger. L’on pourrait multiplier les exemples.
Le bilinguisme favorise la réussite scolaire. On a longtemps cru que, pour les aider à mieux maîtriser le français, il fallait empêcher les petits Flamands de parler flamand, les petits Catalans de parler catalan, les petits Martiniquais de parler créole, et ainsi de suite. Grave erreur: on sait aujourd’hui que le bilinguisme précoce est un avantage pour tous les apprentissages. C’est donc en parlant – aussi – flamand, catalan ou créole que l’on forme de meilleurs francophones.
Une langue permet de mieux comprendre son environnement. Prenons l’exemple que je connais le mieux – celui de la langue d’oc (ou des langues d’oc, selon les points de vue). Quand on parle cette langue, on sait que La Madrague, la villa de Brigitte Bardot, à Saint-Tropez, désigne une madraga, un filet de pêche – et par extension un lieu de pêche. Que le nom de la gare de
Matabiau, à Toulouse, provient d’un ancien abattoir (de matar: «tuer», et bueu: «boeuf»). Que Vieux-Boucau, dans les Landes, désigne l’ancienne embouchure (boca: «bouche»; bocau: «embouchure», en gascon) de l’Adour. L’on pourrait d’ailleurs en dire autant des noms de famille. Christophe Hondelatte ? La fontaine large. Pierre Soulages? Un terrain boueux. Martin
Bouygues? Une terre en friche. Et ainsi de suite(1).

Le nom de la gare de Matabiau, à Toulouse, provient d’un ancien abattoir (de matar: «tuer», et bueu: «boeuf»).

Parler une langue, cela sert à être soi-même. Notre langue maternelle est un élément essentiel de notre personnalité, au même titre que la forme de notre visage ou notre nom de famille. C’est en effet par le langage qu’un jeune enfant reçoit ses premières informations, exprime ses émotions, découvre le monde qui l’entoure. C’est pourquoi imposer par la suite à un individu une autre langue, plus «noble», c’est ipso facto présenter la sienne comme «ignoble». C’est aussi dévaloriser sa famille, sa région, sa culture, donc son être profond. Les médecins l’ont montré: cette discrimination peut engendrer des problèmes psychologiques, voire des maladies organiques, comme des cancers de la face – le visage étant le siège de l’identité(2).
• Mais une langue n’est pas tenue de servir à quelque chose pour mériter de vivre. Et cela pour une raison simple: toute langue est une œuvre du génie humain. Il est aussi stupide de se débarrasser de l’alsacien, du shimaoré (l’une des langues de Mayotte) ou du normand parce que nous parlons français que de supprimer le pont du Gard, le château de Chambord ou la cathédrale de Reims sous prétexte que ces monuments se situent en dehors de l’Ile-de-France. Parler une langue régionale «ne sert à rien»? Ni plus ni moins que de réciter un poème, se recueillir dans une chapelle romane, écouter le chant des oiseaux ou admirer un tableau de Rembrandt.
Je le dis, je l’écris, je le crie comme je le pense: toute langue est une richesse et toute standardisation culturelle une régression. C’est pourquoi je préviens ceux de mes amis qui se réjouissent de voir le français supplanter peu à peu les langues minoritaires de notre pays. Parler notre idiome national est plus «utile» pour trouver du travail que de maîtriser l’arpitan ou le franc-comtois? Sans doute. Mais la suite de ce beau raisonnement est évidente: si nous n’y prenons garde et ne jugeons les langues qu’à l’aune de «l’utilité», nous finirons tous par parler anglais. Ce jour-là, les partisans du tout-français percevront mieux ce qu’est la diversité culturelle. Mais il sera trop tard.

 

MICHEL FELTIN-PALAS

 

 

Cette chronique de Michel Feltin-Palas, rédacteur en chef de «L’Express» à Paris, est reproduite avec l’autorisation de l’auteur et du magazine. ©Michel Feltin-Palas/ lexpress.fr/novembre 2020.

 

(1). Les termes en langue d’oc sont ici écrits en graphie dite classique.
(2). Voir notamment les travaux du Docteur Boquel ici :
https://cresmep.com/wp-content/uploads/abandon-de-la-langue-maternelle-paradoxe-identitaire-honte-et-pathologie-dr-boquel-2.pdf

GROS PLAN

Un humaniste

 

En marge de cet article de Michel Feltin-Palas, notons que l’ambassadeur de Suisse en Algérie, Pierre-Yves Fux, vient de décider de donner, sur son temps libre, des cours de latin aux jeunes Algériens qui en sont – comme tant de Suisses, de Français et d’autres peuples – privés par les obsessions respectives des responsables de l’Education nationale ou de l’Instruction publique. Au fil des réformes et des «avancées pédagogiques», on a supprimé ce que l’on nommait à juste titre les humanités, au premier rang desquelles le latin et le grec. A noter que l’ambassadeur Fux avait aussi organisé des cours de grec ancien… au Japon. (ThO)