La disparition de la caserne genevoise des Vernets ne permettra plus que de troupes militaires soient logées en cœur de ville, ce qui était un atout déterminant.

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société - Entretien avec le Divisionnaire Tüscher

Les Suisses devraient s’intéresser aux questions de défense

29 Mar 2023 | Articles de Une

Le divisionnaire Mathias Tüscher correspond en de nombreux points à l’image idéalisée que l’on peut se faire d’un officier général: silhouette élégante, regard franc et poignée de main ferme. Il y ajoute quelques caractéristiques inattendues, comme l’humour et l’absence tant d’accent régional (il est vaudois) que de tics de langage. Qu’on ne s’y trompe cependant pas: le commandant de la Division territoriale 1 (Suisse romande et canton de Berne, la plus grande des quatre qui couvrent le territoire helvétique) est un homme d’action plus heureux sur le terrain que dans ses tâches de représentation. Il a accordé aux lecteurs du Journal de l’Immobilier l’une de ses rares interviews.

– La Division que vous commandez est chargée de protéger 44% du territoire suisse, abritant 39% de la population, cinq aéroports, deux mille km de voie ferrée, neuf cents d’autoroute, des sites stratégiques… En temps de paix, quel type d’interventions cela représente-t-il?
– La Constitution attribue à l’armée suisse, pour être simple, trois missions: aider, protéger et défendre. Au fil des événements, il peut y avoir un basculement dans l’ordre de ces priorités, comme on peut bien l’imaginer depuis le 24 février 2022. Chacun aura constaté que durant la pandémie, les soldats ont rendu d’éminents services, fermant et protégeant les frontières – la pègre lyonnaise étant assez fâchée de se voir coupée de son marché favori! – et prêtant main-forte aux autorités civiles comme au personnel de notre système de santé. Par exemple, le Bataillon d’hôpital 2 a été mobilisé huit mois en un an et demi, ce qui est admirable pour une armée de citoyens-soldats. Sur l’ensemble des engagements que notre armée effectue sur notre territoire, une large majorité ont lieu dans le secteur de ma division. Parmi ces derniers, une écrasante majorité se font au profit de Genève… Je veux évoquer particulièrement les conférences internationales sur sol genevois, dont l’organisation est impensable sans l’appui de l’armée, l’aide aux cantons lors des dernières sécheresses et les nombreuses prestations que nous assurons lors des grandes manifestations sportives en particulier.

– Les effectifs et les budgets militaires ont fondu au cours des trente dernières années. Faut-il s’en inquiéter, alors que la guerre, après avoir frappé la Yougoslavie voilà vingt ans, est de retour en Europe depuis quelques mois?
– Je n’ai pas souvenir que dans toute l’Histoire, un général se soit un jour plaint d’avoir trop de soldats ou trop de moyens à disposition! Le budget de l’armée a en effet été réduit de moitié durant la même période où le budget de la Confédération doublait. Cela dit, le défi actuel est de pouvoir équiper complétement, instruire et transporter avec la protection nécessaire nos troupes avant de penser à en augmenter le nombre. Les pays de l’Otan consacrent 2% de leur PIB à la défense, la Suisse est à 0,7%. Le Parlement s’est engagé à augmenter cette part à 1% d’ici 2030-2035. Cela sera nécessaire pour combler les lacunes capacitaires que nous avons acceptées ces 30 dernières années et pour procéder au changement générationnel des systèmes et des armes qui sont devenus obsolètes entretemps. Il est très important que la société civile comprenne qu’en matière de menaces, un clou ne chasse pas l’autre: on ne peut pas se concentrer par exemple sur la lutte contre les cyberattaques en négligeant la protection aérienne (sans laquelle, soit dit en passant, un sommet international à Genève est inimaginable), ou encore espérer qu’aucun tremblement de terre, qu’aucune inondation ou nouvelle pandémie ne va nous toucher. L’armée est un système cohérent qui doit disposer de l’ensemble de la palette de ses moyens. Si vous affaiblissez l’un de ses moyens, vous affaiblissez l’ensemble. C’est du reste ce qu’ont bien compris les partisans de la suppression de nos forces armées, en s’attaquant à nos capacités selon la tactique du salami.

– Rassurez-nous: les moyens de l’armée sont-ils bien suffisants à assurer ses missions? Et le recrutement est-il toujours à la hauteur, en termes quantitatifs et qualitatifs?
– Nous pourrions, nous devrions avoir davantage de moyens, notamment pour loger les troupes appelées à intervenir – je parle du temps de paix. La plupart de nos interventions ont eu lieu à Genève et nous cherchons actuellement des solutions pour que nos soldats soient logés sur place au lieu d’être cantonnés à une heure de transport, dans le canton de Vaud. Les effectifs de l’armée, comme ceux de la protection civile, posent et vont poser problèmes avant 2030, si nous ne réagissons pas. Mais je tiens à dire que l’image des jeunes qui «n’en ont rien à faire» et «sont incapables d’engagement» ne correspond pas du tout à ce que je vis au quotidien. Les immigrés de seconde génération, naturalisés, sont souvent très motivés. Il reste qu’en moyenne, la proportion de nos citoyens (hommes et femmes) sous les drapeaux est très largement inférieure à ce qu’elle était en 1980.

– A propos de cantonnement, la disparition de la caserne genevoise des Vernets, remplacée par un développement immobilier, vous chagrine-t-elle?
– Je comprends bien l’intérêt de cette évolution en termes d’urbanisme et de logement, mais du point de vue militaire, disposer de troupes logées en cœur de ville était un atout déterminant.

– L’image de l’armée est-elle moins bonne qu’il y a quelques années?
– Je ne le pense pas. Le vrai constat, qui me navre, ce n’est pas l’antimilitarisme, qui a toujours existé, mais plutôt l’indifférence. Les questions de sécurité ont disparu des thèmes abordés par les femmes et les hommes politiques de ce pays. Le citoyen n’y pense pas ou plus, ou seulement pour quelques semaines, quand une guerre éclate en Europe. Les prochaines élections fédérales permettront, je l’espère, de lire quelques lignes dans les programmes de certains partis, mais on le sent bien, le sujet n’est pas vraiment prioritaire.

 

Propos recueillis
par Thierry Oppikofer

Mathias Tüscher: «Je n’ai pas souvenir que dans toute l’Histoire, un général se soit un jour plaint d’avoir trop de soldats ou trop de moyens à disposition!».

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