Apprendre en ou sans classe… telle est la question (adapté de Shakespeare).

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Spécial Formation

Eduquer ou seriner?

29 Mar 2023 | Carrière et formation

Là où tous les gens de raison veulent plus de moyens pour l’éducation, les cancres fuient comme la peste le trop-plein de pédagogie. Qui voit juste face à ces thèses contraires? Cette rubrique pose chaque fois la question sans réponse: au lecteur de juger par cinq nouveaux cas.

«Stimuler la curiosité» et «l’esprit critique» par l’école «interactive»… ces mots clefs, on les entend en boucle depuis des lustres aux divers forums sur l’enseignement. Au point qu’on pense à cette blague du temps de la Révolution cubaine: Fidel voulait «abolir la bamba» qui bloquait l’essor du pays, et après l’avoir répété dix fois, la foule – avec Fidel – dansait la bamba sur ce slogan. Mais pas besoin d’aller à Cuba, on vit ça chaque jour chez les révolutionnaires de l’éducation qui pontifient sans fin à la tribune avec leurs prêches «participatifs».

Les pédagogues font leur cinéma

Au «Sommet mondial sur la société de l’information» – pourtant voué aux techniques d’avant-garde (itu.int) – les intarissables expert(e)s de l’Unesco ont fini par rire d’eux/elles-mêmes quand un auditeur s’est rebellé: «C’est vrai… si nous nous accrochons à ce point au micro – aux congrès comme à l’école – nous allons finir par perdre nos élèves». C’est déjà le cas: à l’«Institut universitaire de formation des enseignant-es», les étudiants étaient affalés comme des soldats fauchés… après une heure et demie d’un tir de mitraillette par une experte du… cinéma à l’école (un des grands échecs «éducatifs»… mais on ne le dit pas). Pas étonnant que – plus tard, une fois maîtres – ces étudiants se vengent sur leurs élèves. Mais la palme revient à deux grand-messes qui disent rendre à Genève sa place de Mecque de l’éducation.

Magne-toi, la manne t’aidera

«Education cannot wait!»: sous ce slogan répété, tous les soldats de l’école et les apôtres de la paix ont porté à bout de bras le grand forum qui s’est tenu mi-février aux Nations. Pour être plus précis, le forum voulait assurer l’avenir des jeunes que les situations de «crise» (guerre, camps, misère, sans oublier le climat) privent du droit à l’école. Les adultes présents au Centre de conférence ont donc eu droit d’abord à toute l’imagerie larmoyante – mais hélas! souvent véridique – des gosses qui rêvent de devenir médecin ou artiste, mais qui rêveront à vie si nous détournons toujours le regard sans leur prêter manne forte. Ce forum onusien – voué surtout à la levée de fonds – fut précédé d’un autre, «Education for Future» (icforum.swiss, ayant partie liée avec educationcannotwait.org), le premier organisé par la Coopération suisse au développement et le second par les Nations Unies. Bref, une fois de plus, soit on trouve tout cela sublime, et c’est vrai que ces congrès et ces métiers attirent les amateurs d’émotions sublimes; soit on se demande pourquoi on est rentré à la case de départ après tant d’efforts: dire «allons de l’avant» à marche forcée n’est pas un bon slogan si on marche dans le faux sens… ce qu’on va tenter de montrer ici.

Déjà vu ou trop entendu

Au premier forum, une femme professeur de Zurich – et malgré tout assez lucide – a admis que l’école était dans une impasse, que «la formation des maîtres était en crise grave»… et que le bureau ou l’usine était un lieu bien plus indiqué pour apprendre. Bigre! C’est ce que disait il y a plus d’un demi siècle Ivan Illich… souvent cité ici. On ne va pas faire d’Illich un gourou, mais dans son livre «Une société sans école», il avait vu (comme bien d’autres) les travers de l’instruction, mais surtout le chômage de masse qui pendait au nez des diplômés. Et si son appel à fermer les écoles et à envoyer les jeunes à un travail raisonné ne peut être pris au pied de la lettre, la prof de Zurich l’a traduit en langage moderne. Or au double forum de février, aucun(e) parmi la foule d’expert(e)s à qui j’ai posé la question n’avait jamais entendu parler d’Ivan Illich, qui fut jadis (quasi) aussi connu que Greta Thunberg ces jours. Au point que – pour éponger leur honte – les experts sans mémoire sont partis en quête d’un ange qui pourrait bien savoir… et au bout d’un bon moment, on en a trouvé… une.

Bonnes leçons… grande impasse

Bon, on ne va pas en faire tout un plat, mais deux autres questions d’enfant se sont avérées aussi insolubles pour les experts dudit forum. «On nous rebat les oreilles sur la formation, condition de la prospérité et antidote au chômage; mais les pays à succès depuis la fin du XXe siècle ont triomphé grâce à… des cadres sortis d’écoles minables à bas coût, tandis que nos «postdoc» à grand prix peinent à se placer sur le marché». Bien sûr, on répond alors que la Chine a triomphé par la sous-enchère… mais c’est bien là le hic: les pays qui montent le font à rebours des leçons qu’on leur donne.
Ce qui mène au troisième aveu après la troisième question d’enfant: l’espace d’expo du forum était plein de stands de la «société civile», dont celui d’un groupe pas si civil que ça: suite à la question de l’enfant, on y admet que «toujours plus d’éducation, ça sert surtout à masquer le chômage des jeunes et à assurer l’emploi des profs». Mais le pompon se fait encore attendre: «Brisons le mur du silence: c’est l’agression du Rouanda voisin qui détruit nos écoles par centaines», a clamé au podium le ministre de l’Education du Congo. Or le Rouanda s’est construit – sous Laurent Kagamé – une image vertueuse (en politique, en formation, en technologie) dans le système onusien. Et – de manière plus générale – dans les cercles de la «coopération»… qui y est très engagée, mais ne répond pas aux mails du journaliste.

Socrate, ce vieux libéral

La présidente du forum «Education cannot wait» – Yasmine Sherif – a certes une grande expérience des opérations onusiennes en zone sinistrée. Mais quand – en conférence de presse – elle somme les journalistes de devenir autant de zélés croisés de sa croisade, elle nous trompe de combat. Par chance, les forces du mal – celles des Gafam – font sans le vouloir ce que les croisé(e)s veulent sans y arriver: «C’est faux qu’on manque de moyens: même dans les villages les plus isolés, chaque foyer a son I-phone», admettait ces jours une experte du Kenya. Et une artiste de rue à Genève – qui lutte contre l’emprise du marketing où elle a d’abord fait carrière – admet que «les fabricants de gadgets résolvent en dix ans des problèmes où les grands penseurs s’enlisent depuis dix siècles». Car il faut remonter vingt-cinq siècles – au temps de Socrate – pour entendre une pensée avivée par le débat, et des échos en résonnent encore dans les citations de John Stuart Mill au récent colloque de l’Institut Libéral (libinst.ch); mais sous une forme encore trop…magistrale!

 

Boris Engelson