La crainte du faux pas domine la vie publique.

/

hors champ

Pourquoi tout va mal quand tous les gens sont bien

1 Mar 2023 | Culture, histoire, philosophie

«Que puis-je vous dire que vous ne sachiez déjà?»: c’est rare qu’un orateur «de haut niveau» (ou quel que soit son niveau) se pose la question avant de parler une heure ou même une minute devant une salle captive… sinon toujours captivée. C’est pourtant arrivé l’autre jour à un congrès mondial (voir plus bas), et cela montre par contraste le creux de la comm’ politique ou scientifique «normale»… dont on va donner ici un extrait de saison. Car si de nos jours plus rien ne trouve de solution dans aucun domaine – paix, santé, écoles, climat, sécurité, revenus – ce n’est pas que les experts et les ministres soient nuls: c’est qu’ils sont piégés dans leur rôle et leurs prêches. Quant au «peuple», on ne peut compter sur lui pour montrer le Nord: il pèche par… intérêt, d’où son indulgence pour les à-peu-près de ses «avocats» sur la scène publique.

L’autre jour en passant en hâte à la Faculté des sciences pour jeter un coup d’œil à un colloque de biologie, une chose m’a frappé: tous ces chercheurs, thésards, professeurs… sagement assis dans l’hémicycle à écouter comme des débutants des exposés magistraux tirant en longueur sur les équations chimiques et les chiffres après la virgule. Et se posait au perpétuel novice qu’est le journaliste la question suivante: est-on là devant la science en train de se prouver par la force du détail, ou face à un rituel qui sert surtout d’alibi pour gonfler la liste des publications, allonger les curriculum-vitae, voyager au loin et faire venir de loin, et susciter une nouvelle vague de fonds publics? Hasard, à l’arrêt du bus voisin, un prof de science émérite – reconnu au nom du congrès savant collé sur son sac – lève le doute sans hésitation: «C’est du pur rituel sans utilité». Un simple témoin fortuit, certes, qui ne suffit pas pour donner le fin mot de l’histoire… mais l’histoire des science en marche, rares sont les Bruno Latour ou David Lodge qui osent la taquiner.

Les joies du ménage à trois

Sautons du coq à l’âne, ou plutôt sautons sur la colline du Mormont, celle où des militants écolos ont défié les cimentiers et les tribunaux l’année écoulée. C’est dans l’air du temps: les Nations Unies ont adopté l’an dernier (et on va encore en parler à foison en mars) une résolution faisant du «droit à un environnement propre, sain et durable» un «droit de l’homme» essentiel. Très bien, mais au-delà de l’ivresse des mots, que veut dire tout cela en situation? Tentons donc de tester ladite Convention sur le cas du Mormont pour voir comment les trois nobles termes font bon ou sale ménage. D’où cette question posée à des diplomates de notre région lors d’une rencontre sur les droits de l’homme à venir: «Dans le cas du Mormont, est-ce Me Laïla Batou et ses «zadistes» qui ont parlé pour le «sain» et le «propre», et le procureur Eric Cottier qui a agi au nom du «droit»? Et – au seuil de l’éventuelle Troisième Guerre mondiale – sait-on qui œuvre pour le «durable»»? Les officiels n’aiment pas ce genre de question, et on saute alors sur l’âne mis au coin sous le bonnet: à l’avenir: «Pensez à poser de vraies questions» (sic).

Les droits contre le droit

C’est sans doute le grand drame des droits humains dans une société post-moderne: au XXe siècle, les causes du mal semblaient simples… les dictatures; et donc les tâches du bien coulaient de source… faire tomber les dictateurs. Aussi simples et de source que le «Qui dit Lucky Luke dit problèmes» des Dalton de la bande dessinée. Mais de nos jours, hormis dans le camp de la Chine et dans une minorité d’Etats d’Afrique, la dictature n’est plus au rendez-vous. Par contre – comme on vient de le voir dans le cas minime mais parlant du Mormont, les «droits» se bouffent entre eux, et chaque camp tire la cause à soi avec mauvaise foi mais au nom du «peuple» et de ses «droits»… au-dessus du droit. Les «pros» des droits humains sentent bien que le fonds ce commerce des causes faciles s’épuise, alors ils raclent les fonds de tiroir: invitée par l’Association des correspondants du Palais des Nations, la patronne de Human Rights Watch a mis l’accent – deux tiers de siècle après les indépendances – sur… la lutte contre le colonialisme; et a donné comme exemple – suite à une question – les… Iles Tiago! La même semaine, une table ronde à la Maison de la Paix tirait les dernières gouttes du sophisme «La guerre est le fruit de l’injustice!»: ce n’est vrai d’aucune guerre en particulier… de celle des Gaules à celle d’Ukraine… mais ça sonne si bien dans une Maison de la Paix.

Peut-on faire le bien en posant?

Mais revenons au cas de départ, celui de l’orateur atypique qui n’aimait pas se répéter: c’était au Sommet sur la sécurité des soins au patient (pss2023.ch). Après la déclaration d’intention de la séance d’ouverture contre les répétitions, les experts en atelier ne s’y sont guère conformés. Car la vie scientifique et humanitaire est plutôt faite de «must» à répéter: à un congrès pour le patient, on parlera des progrès faits – sur le modèle de l’aviation – contre les erreurs à l’hôpital… mais à un colloque de l’«Organisation mondiale de la santé» et de celle «internationale du travail», on dira que les pays du Sud ont «droit » à un système de santé à l’image de celui du Nord… encore promu comme modèle. Et comme on veut prouver que «les riches sont toujours plus riches et les pauvres, toujours plus pauvres», on ne donnera pas trop de chiffres Covid sur les villages isolés (où les pauvres pourraient avoir été pour une fois avantagés). De même – plus tôt dans le mois au Palais des Nations – une semaine sur les «droits économiques, sociaux et culturels» donnait dans le cliché sur les pauvres peuples écrasés par la dette à mettre au panier et sur les riches qui boivent le sang des pauvres et doivent passer à la caisse chaque fois que besoin est. Là aussi, face au journaliste qui évoque un siècle d’erreurs qui sonnent social sur le moment mais creux dès la fin des homélies, les experts disent «fausse question» avant de fuir à la hâte.

La torture fait-elle rire ou pleurer?

Bref, même les experts les plus experts parlent par cliché et n’ont plus rien à dire dès qu’on sort des clous. Ils préfèrent jouer les étonnés quand une nouvelle crise semblable à celle d’avant les prend à nouveau de court. Au Sommet sur la santé, le titre d’une publication fut montré à l’écran – «Etes-vous prêt(e)s pour la prochaine crise?» (oecd.org). Le «oui» avait du mal à s’imposer; pourquoi, alors même que ces experts sont tous/toutes des gens très calés et très éthiques? Sans doute à cause des deux «devoirs» du monde du savoir et des droits: en démocratie, les technocrates ont un devoir d’empathie, on vient de le voir à propos du sang des pauvres; et pour que ce «misérabilisme» ne soit pas le «unhappy end» d’un roman noir, ils/elles ont aussi un devoir d’optimisme… jusqu’au mur. Quand, à la fin des Années Trente, Churchill parla de la Guerre à venir lors d’une «party» chez des amis, son hôte se plaignit: «Winston a gâché ma party!». On pourrait conclure que si les experts sont voués à l’erreur de par leurs vertus mêmes, autant passer par-dessus et parler à l’opinion publique. Ce fut bien le pari d’Amnesty au début, quand «pas touche aux gens pour leurs idées» et «pas touche aux détenus sans défense» étaient les deux accords de base dans l’opinion contre la censure et la torture:
Amnesty poussait l’homme de la rue et la femme de ménage à écrire leur refus par lettre aux tyrans. Mais de nos jours, l’horreur des uns est le rire des autres, comme on le voit du Proche-Orient à l’Ukraine: même l’esclavage est bien vu du militant jihadiste, comme l’agression par le peuple poutiniste. Et au tour du «peuple» d’avoir deux poids deux mesures… avec son «touche pas à mes acquis» même les plus terre-à-pierre: en pratique vu d’en bas, le «droit» à un climat «propre» c’est «à chacun sa maison et Holcim en prison». Bonne chance au Conseil des droits de l’homme qui ouvre ces jours sa cinquante-deuxième session par de telles tragi-comédies…

 

Boris Engelson