Allons-nous assister à une hausse
généralisée et durable des prix?

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Environnement économique

L’inflation nous menace-t-elle insidieusement?

13 Oct 2021 | Articles de Une

L’inflation est certainement l’un des termes qui ont été le plus souvent cités depuis des mois dans les médias économiques. Il suscite le débat sur les marchés financiers et a déjà fait couler beaucoup d’encre. Allons-nous assister à une hausse généralisée et durable des prix? Nous allons tenter, dans le cadre de cette réflexion, d’apporter notre pierre à l’édifice.

Tout le monde sait, sans être économiste, que lorsqu’un bien ou un service se fait rare, son prix monte, c’est-à-dire que si la demande ne peut pas être satisfaite par l’offre, le prix jouera le rôle d’arbitre. La déflation, par contre, survient lorsque l’offre dépasse la demande et qu’en conséquence, le prix doit s’ajuster à la baisse pour finalement trouver un acheteur. Le monde est, depuis la nuit des temps, organisé par ce simple principe économique et il a toujours contribué à réguler les échanges commerciaux, même dans les pays dont l’économie est planifiée par le parti aux commandes. Il nous paraît important, pour comprendre notre époque, de faire un bref retour en arrière.
Depuis le dernier grand séisme inflationniste des années 70, dû aux deux chocs pétroliers, l’inflation a été globalement maîtrisée dans les pays occidentaux. Sur ces quarante dernières années, nous pouvons distinguer deux périodes: entre les années quatre-vingts et deux mille, nous avons baigné dans un environnement de désinflation, c’est-à-dire une période définie par une croissance modérée, sans excès sur la progression des prix des biens et services. Depuis le début des années 2000 et suite, entre autres aux crises financières successives, c’est la déflation qui a pris le dessus, caractérisée par une baisse des prix des biens, des services et des salaires. La déflation a été alimentée par plusieurs facteurs: la mondialisation et la globalisation ont conduit à externaliser les coûts de production vers des pays à bas salaires, permettant ainsi au consommateur occidental, même s’il subissait une pression sur la rémunération de son travail, de maintenir son pouvoir d’achat et donc sa propension à consommer.
L’autre grand facteur qui a accéléré le processus déflationniste a été le développement d’Internet, réduisant à zéro le nombre de services payants et permettant aux consommateurs de comparer les prix sans bouger de son fauteuil. Le rôle assigné au consommateur de devenir un consomm’acteur a également permis aux entreprises de diminuer leurs coûts en faisant «travailler» les clients tout en maintenant les marges de profits. Il faut également rappeler que durant ces quarante dernières années, les taux d’intérêt nominaux n’ont cessé de baisser, contribuant sans aucun doute à une inflation des actifs financiers et immobiliers dont les prix sont fortement conditionnés par le niveau des taux d’intérêt sur le marché à un moment donné. Enfin, et l’école monétariste l’a démontré, l’inflation est principalement d’origine monétaire, due à un excès de création monétaire par les Banques centrales par rapport à la demande. Depuis le krach de 1987, toutes les crises financières ont été appréhendées par les Banques centrales par des baisses de taux d’intérêt et par une création monétaire excessive pour stabiliser le système bancaire. Depuis le fameux «lundi noir» du 19 octobre 1987, les Banques centrales ont, à chaque crise, dû déployer des moyens de plus en plus importants pour stabiliser le système et finalement imposer des taux d’intérêt négatifs aux épargnants. Depuis la crise de 2008, elles n’ont cessé d’intervenir sur les marchés financiers en achetant de la dette avec de l’argent créé ex nihilo, mais également des actions en ce qui concerne la Banque Nationale Suisse (BNS) et celle du Japon.

Le bilan de la BNS explose

La conséquence a été une explosion des bilans des Banques centrales; celui de la BNS a quasiment atteint le niveau du Produit intérieur brut. On a dénommé depuis la crise de 2008, ces interventions sans précédent dans l’histoire, sauf en période de guerre: «politique d’assouplissement quantitatif». Elles n’ont eu en définitive, avec le recul, que peu d’effet sur l’activité économique. Par contre, elles ont contribué à une distorsion des prix des actifs financiers, en gonflant les prix exagérément et en obligeant les investisseurs à surpayer les cours des obligations ou des actions, par exemple, et en les amenant à prendre des risques indus. Alors qu’au début de l’année 2020, la liquidité dans le système était déjà, à notre avis, excessive et devait conduire à la formation d’une bulle spéculative, la survenance du virus Covid et la fermeture de l’économie mondiale ont conduit les Banques centrales à inonder le système en liquidités comme jamais et à se positionner sur les marchés comme acheteur de dernier ressort. Jamais la masse monétaire n’a augmenté autant en aussi peu de temps. A titre d’exemple, la Fed américaine a injecté autant de liquidités dans le système en l’espace de quelques mois que durant toute l’existence de cette institution. Le bilan a été porté de 4 à 8 billions de dollars et la masse monétaire M1 est passée entre mars 2020 et aujourd’hui de 5 à 20 billions de dollars. Il est stupéfiant de constater que le bilan de la Fed représente à ce jour 35% du PIB, celui de la Banque Centrale Européenne 61% et celui de la Banque Centrale du Japon 130%. Il n’est pas faux d’affirmer qu’aujourd’hui les instituts d’émission contrôlent les marchés financiers et en particulier les marchés obligataires.

Sommes-nous à l’aube d’une
inflation structurelle et durable?

C’est la question que se posent nombre d’intervenants sur les marchés financiers et de chefs d’entreprise dans l’économie réelle. La réouverture des économies depuis l’été passé a créé des goulots d’étranglement dans toutes les chaînes de production et de logistique.
Voici un florilège des articles de presse qui se sont multipliés ces dernières semaines:
• La hausse des loyers menace d’alimenter l’inflation (New York Times).
• Unilever a fourni un avant-goût de la piqûre que représentera la dégradation de l’inflation (Wall Street Journal) – son action a chuté de 5% malgré la publication de bons chiffres, tout simplement parce que la société s’attend à stagner l’année prochaine au niveau des profits en raison de l’inflation.
• Les prix des produits alimentaires devraient augmenter de 10 % à 14 % d’ici octobre, selon John Catsimatidis, patron de Gristedes Foods (interview).
• Whirlpool prévient que l’inflation va lui coûter 1 milliard de dollars (Wall Street Journal): le fabricant d’électroménager a indiqué avoir déjà augmenté ses prix cette année de 12% en moyenne.
• Les prix de l’aluminium sont entrés dans un cycle multi-annuel de hausse des prix en raison de l’insuffisance d’offre (Bloomberg).

Les tendances structurelles

La forte hausse des prix depuis quelques mois est perçue comme un phénomène passager par les principales Banques centrales, qui n’envisagent pas de durcir leurs politiques à ce stade du cycle économique. Nous avons tendance à leur donner raison à court terme et c’est également ce que semblent nous dire les marchés obligataires, sur lesquels nous avons pu observer une détente des taux d’intérêt à 10 ans depuis le printemps. Les banquiers centraux estiment qu’une fois la période de restockage terminée, les prix vont se normaliser dans toute la chaîne de création de valeur, dans la production d’offre de biens ou de services. Il nous apparaît que cette vision de la conjoncture ne prend pas en compte les tendances de fond qui se sont mises en place avant la pandémie et que cette dernière, sous certains aspects, a accélérées.
La démographie est une tendance lourde, durable et prévisible. La génération des baby-boomers a commencé à prendre sa retraite et la crise du coronavirus a convaincu nombre de personnes d’arrêter de travailler plus tôt qu’elles ne l’envisageaient. Le mouvement va s’accélérer ces prochaines années et les responsables des ressources humaines vont s’arracher les cheveux pour trouver du personnel qualifié qu’elles devront payer plus cher pour qu’il accepte de venir travailler dans leur entreprise. Certaines sociétés estiment qu’elles devront recruter l’équivalent d’un tiers de leur personnel dans les cinq ans à venir. L’inflation par les salaires que l’on n’avait plus connue depuis les années soixante-dix va revenir en force. Nous avions traité ce thème dans le cadre d’une réflexion intitulée: «La revanche du salarié». Par ailleurs, l’inflation par les coûts d’acquisition de marchandises ou de services a déjà commencé et, pour le moment, peuvent être répercutées dans toute la chaîne jusqu’au client final, mais jusqu’à quand? Le risque de l’enclenchement d’une spirale coûts/salaires risque de se matérialiser à l’avenir et mettra à mal les marges de profits des entreprises qui ne pourront pas toutes intégralement répercuter les hausses de prix en aval dans la chaîne de création de valeur.
Le phénomène de délocalisation des centres de production vers des lieux où la main -d’œuvre est faible et corvéable à merci touche progressivement à sa fin, avec la montée d’une classe moyenne dans les pays émergents, dont le niveau de vie et de pouvoir d’achat se rapprochent progressivement des standards occidentaux. La hausse des prix des transports en raison de la saturation de l’offre au niveau des porte-conteneurs, des terminaux de déchargement et des capacités de transport par le rail ou la route, contribue fortement à renchérir le commerce international. D’autre part, le concept industriel développé depuis les années 90 de travailler en permanence à flux tendus sans stocks a largement démontré ses limites dans la crise actuelle. Il suffit qu’un type de vis manque et c’est toute la chaîne de production automobile, par exemple, qui se trouve à l’arrêt.
La tendance rampante au protectionnisme et à la défense des champions nationaux sur fond de guerre économique et commerciale risque d’être un frein à l’innovation et va permettre de redonner une forme de rente de situation à un certain nombre d’intervenants économiques. Les barrières tarifaires s’élèvent à nouveau un peu partout, après des dizaines d’années de libéralisme économique, et ont déjà contribué à renchérir le coût des produits importés pour le consommateur final.
Le développement d’Internet a été un facteur déflationniste important ces vingt dernières années et a permis de contenir la hausse des prix de nombreux biens et services. Aujourd’hui, certains services préalablement offerts gratuitement redeviennent payants, comme l’accès à une information de qualité ou d’écoute de musique. Des plates-formes digitales comme Uber, Lyft ou Airbnb ont généré ces dernières années une forte déflation des tarifs dans leurs domaines respectifs, menaçant par la disruption des prix des industries entières. Il y a des signes qui montrent que la recherche à tout prix de gain de parts de marché au détriment de la rentabilité n’est pas tenable sur le long terme et les prix, même dans ces secteurs, ont commencé à remonter.
Historiquement, lorsque les Banques centrales injectent des liquidités dans le système et que l’offre monétaire dépasse la demande (qui peut être mesurée par la croissance économique ou le potentiel de croissance économique en fonction des capacités de production), l’inflation refait surface. Dans ce cas de figure, l’explosion des masses monétaires, sans commune mesure dans l’histoire, lors de la survenance de la crise sanitaire ne peut que mécaniquement générer une hausse généralisée des prix; c’est ce que nous observons actuellement.
En conclusion, nous pensons qu’après une période d’accalmie sur le front de l’inflation, les tendances lourdes que nous avons évoquées dans le cadre de cette réflexion prendront le dessus. Nous estimons que nous allons entrer dans une phase d’un long cycle économique, où il faudra s’habituer à une hausse généralisée des prix dans notre vie quotidienne. Dans ce cadre-là, les politiques monétaires menées par les Banques centrales ces dernières années ne sont plus adéquates et il sera extrêmement difficile pour ces dernières de normaliser leur politique monétaire dans un contexte où les prix de tous les actifs, qu’ils soient mobiliers ou immobiliers, sont surévalués, avec le risque d’une explosion de la bulle.

 

Olivier Rigot
Associé-gérant
EMC Gestion de fortune

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