Où serait le «progrès»?

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Orthographe

D’une difficulté partagée à une simplicité imposée?

22 Sep 2021 | Culture, histoire, philosophie

Le 9 juin 2021, la Conférence latine des directeurs de l’Instruction publique (CIIP) a annoncé que l’orthographe rectifiée serait désormais la règle, l’orthographe traditionnelle que vous connaissez devenant une simple option. Elle se fonde sur 14 principes et touche tout de même 2400 mots; c’est donc plus qu’une «réformette».

L’oukase arrogant de la CIIP n’a fait l’objet d’aucune discussion, il nous place devant le fait accompli: dès 2023, les élèves de Romandie changent de graphie! Point! Or ce n’est pas le rôle de la politique de modifier le contenu des savoirs, quels qu’ils soient, mais c’est l’usage, suprême législateur en la matière, qui fait foi. Des mots se perdent, d’autres se créent, la langue se transforme lentement, l’orthographe aussi, et c’est fort bien ainsi. La situation actuelle autorise d’ailleurs de nombreuses modifications, elle propose des formes alternatives acceptables et elle laisse les choses évoluer à leur rythme.
Socle commun, la langue est un lieu universel partagé par tous. On est d’une langue comme on est d’un pays. Il n’est pas souhaitable qu’elle s’archipellise, chacun s’enfermant dans ses propres règles, celle des jeunes, celle de l’école, celle des réseaux sociaux, celle des adultes, etc. En elle, notre histoire est inscrite, car la langue est notre héritage. Elle n’est pas un élément culturel parmi d’autres, mais la charpente qui permet la culture, et cette réforme qui embrouille les esprits et mène à la confusion est délétère.
Penser qu’elle facilitera la tâche des élèves allophones est une double erreur: d’une part, ces élèves ne sont pas plus stupides que les francophones, et dès lors qu’il leur faut apprendre une graphie, autant en apprendre une qui ne les éloignera pas de notre tradition littéraire; d’autre part, ce n’est pas à l’orthographe à s’adapter aux élèves, mais c’est l’exact contraire. L’école ne doit pas supprimer l’obstacle sur le chemin de la connaissance, mais donner à chacun les moyens de le surmonter. Elle ne le fait plus. «Faciliter l’apprentissage», affirme la CIIP. Voire! On va sérieusement compliquer les choses et je connais peu d’élèves qui se demandent si Vanessa «toussote» ou «toussotte»! Ils ouvrent leur dictionnaire et trouvent la solution à ce qui n’est pas une interrogation métaphysique sur la cohérence du français.
On est ébaubi d’entendre que cette simplification est un «progrès», et que la contester, c’est être conservateur, c’est-à-dire hérétique dans le monde occidental actuel! Tout ce qui ne va pas dans le sens du plus immature est suspecté du pire: refuser la société du gentil «cool» généralisé pour tous! Pensez! S’y opposer équivaut à ne pas dodeliner d’approbation devant l’avenir indiscutablement désirable qu’on nous promet. Or il ne s’agit pas d’un progrès, mais d’un pas de plus vers l’effacement du passé. Il est d’ailleurs assez curieux que la controverse sur l’orthographe, qui n’est en soi ni de droite ni de gauche, ait tourné à un affrontement gauche-droite au Parlement genevois.
La question est éminemment politique et ne se réduit pas à un époussetage superficiel. Simplifier les mots de notre langue, complexe et bizarre parfois, c’est simplifier l’expression de la pensée et en définitive simplifier la pensée elle-même, qui perd ses alliés. La langue appartient au peuple, et c’est au peuple, par l’usage qu’il en fait, de décider de son évolution.
Allons le lui demander.

 

Jean Romain
Ecrivain, philosophe
Ancien président du Grand Conseil genevois